Analyse approfondie d’un changement dont les conséquences sont plus profondes que ce que révèle un simple coup d’œil.
5 janvier 2023
Frédérique Carrier Première directrice générale et chef, Stratégies de placement - RBC Europe Limited
Le 20 décembre dernier, la Banque du Japon a annoncé un assouplissement de sa politique de contrôle de la courbe des taux, permettant ainsi au taux des obligations japonaises à dix ans d’atteindre 0,50 % (plafonné à 0,25 % précédemment). Les marchés ne s’attendaient pas à une telle décision aussi vite.
En septembre 2016, sous la direction du gouverneur Haruhiko Kuroda, la Banque du Japon a instauré la politique de contrôle de la courbe des taux pour s’assurer de maintenir autour de zéro le taux des obligations d’État japonaises à dix ans. En 2021, elle s’est engagée à garder ce taux dans une fourchette de -0,25 % à 0,25 % au moyen d’opérations sur le marché obligataire.
À l’époque, la principale préoccupation de la Banque du Japon était la lutte contre la déflation. La politique de contrôle de la courbe des taux avait pour but d’empêcher que les taux deviennent trop négatifs, ce qui aurait créé une situation périlleuse pour un secteur bancaire déjà fragilisé.
Selon Gestion d’actifs RBC BlueBay, le contrôle de la courbe des taux a connu un vaste succès jusqu’à présent. L’inflation est revenue au Japon et elle a atteint 3,8 % en novembre 2022, soit bien au-dessus de la cible de 2 % de la politique de la banque centrale, et l’économie prend son essor après sa remise en marche à la suite des restrictions liées à la COVID-19. La Banque du Japon prévoit une croissance du PIB supérieure à la tendance en 2023. Les pressions haussières pourraient donc faire augmenter les taux obligataires et contraindre les responsables de la politique à mettre davantage l’accent sur le plafonnement des taux que sur la prévention de leur chute en territoire négatif. L’annonce faite par la Banque du Japon en décembre a pour effet en réalité un relèvement du plafond de 0,25 % à 0,50 %, un taux supérieur plus facile à défendre.
La décision a été prise alors que M. Kuroda se prépare à quitter son poste en avril 2023, après un mandat de dix ans. L’abandon de sa politique phare était largement attendu étant donné la reprise de l’inflation et le retour vers la croissance au pays, mais nous pensons que le choix de ce moment précis pour un tel changement est logique. Les marchés auraient pu mettre à l’épreuve une décision de cette nature prise par une nouvelle équipe sans expérience, engendrant ainsi une volatilité indésirable. Selon Gestion d’actifs RBC BlueBay, M. Kuroda a agi de façon responsable en lançant le processus dès maintenant et en garantissant ainsi une transition sans heurt en avril prochain.
Le graphique linéaire indique l’évolution du taux des obligations d’État japonaises à dix ans depuis janvier 2016. Il révèle que la politique de contrôle de la courbe des taux, implantée en septembre 2016, a généralement permis de maintenir le taux des obligations d’État japonaises à dix ans tout près de zéro. Au milieu de l’année 2022, des pressions haussières s’exerçaient sur ce taux, qui s’approchait du plafond de 0,25 % parallèlement au retour de l’inflation. Après l’abandon du plafond par la Banque du Japon, le taux s’est établi à près de 0,50 %, soit le plus haut niveau en près de sept ans.
Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg ; données prises en compte jusqu’au 3 janvier 2023
Les investisseurs se demanderont maintenant si le relèvement du plafond marque le début d’une plus grande fermeté de la Banque du Japon. Ils sont naturellement nerveux étant donné le précédent établi dernièrement en Europe. En décembre 2021, alors que les taux des obligations européennes à dix ans étaient demeurés inférieurs à zéro pendant près de trois ans, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, a affirmé catégoriquement qu’une hausse des taux d’intérêt était très peu probable en 2022. En fait, l’année 2022 a été marquée par le cycle de relèvement le plus musclé de la BCE depuis sa création 24 ans auparavant, les hausses de taux ayant totalisé 2,5 % en cinq mois. Le gouverneur Kuroda de la Banque du Japon aura donc peut-être de la difficulté à convaincre les investisseurs qu’aucune autre normalisation de la politique n’est envisagée, surtout compte tenu du changement à venir à la tête de l’institution.
Les investisseurs surveilleront de très près les négociations salariales annuelles du Shuntō en février et en mars, période durant laquelle des milliers de syndicats négocieront simultanément avec les employeurs. La confédération syndicale japonaise souhaite obtenir une hausse salariale de quelque 5 %, son objectif le plus ambitieux en plus de 25 ans. Une augmentation salariale supérieure au niveau d’inflation actuel pourrait entraîner un délaissement plus important de la politique de contrôle de la courbe des taux.
Compte tenu du rythme soutenu de la croissance économique et des pressions inflationnistes, Gestion d’actifs RBC BlueBay s’attend à ce que la Banque du Japon relève son plafond de 0,50 % à 0,75 % d’ici mars pour ensuite abandonner complètement le contrôle de la courbe des taux plus tard en 2023. Selon Gestion d’actifs RBC BlueBay, les taux obligataires du Japon devraient donc continuer d’augmenter à moyen terme.
Les mesures prises récemment par la Banque du Japon peuvent ne sembler pertinentes que pour un marché éloigné. Un tel constat ne tiendrait toutefois pas compte du fait que la Banque du Japon est la troisième banque centrale en importance au monde. Gestion d’actifs RBC BlueBay explique que la politique de stimulation monétaire au Japon a fait augmenter les liquidités mondiales au cours des dernières années et qu’elle a contribué à la baisse des taux obligataires partout dans le monde. Dans ce contexte, à l’amorce du renversement de cette politique, il pourrait y avoir une augmentation des taux à l’échelle mondiale, d’autant plus que la décision survient à un moment où les marchés obligataires ont été bouleversés par des cycles continus de hausse. Cette vulnérabilité était manifeste durant la quasi‑attaque lancée contre les obligations d’État du Royaume‑Uni l’automne dernier.
À des fins d’illustration, le changement de politique de la Banque du Japon, annoncé dans la foulée des commentaires fermes de la Réserve fédérale et du durcissement de ton de la BCE lors de sa réunion en décembre, semble avoir fait grimper le taux des obligations du Trésor indexées sur l’inflation (TIPS), c’est-à-dire l’estimation par le marché du taux réel des titres à dix ans après inflation. Le taux des titres à dix ans TIPS a atteint un plateau à la fin de septembre et reculé en novembre du fait des attentes grandissantes du marché quant à l’éventuelle fin prochaine du cycle de hausse des taux d’intérêt. Toutefois, depuis que la Banque du Japon a également adopté un ton ferme, tout espoir d’un adoucissement de la part des banques centrales semble vain pour l’instant.
Voici une autre façon d’aborder la question : si la Banque du Japon s’écarte de sa politique monétaire très accommodante et que les taux obligataires du Japon commencent à grimper et à devenir plus attrayants, ce contexte pourrait inciter les investisseurs japonais à vendre leurs avoirs en obligations étrangères pour les remplacer par des obligations nationales. Les obligations françaises, qui se sont avérées très populaires auprès des investisseurs japonais, pourraient faire les frais d’un tel scénario.
Des conséquences sont également prévisibles pour les devises. Après l’annonce relative à la politique, le yen, qui a connu une faiblesse chronique pendant la majeure partie de 2022 en raison de la politique ultra-accommodante de la Banque du Japon, a bondi de près de 4 %, enregistrant ainsi son gain quotidien le plus important par rapport au dollar américain au cours du présent siècle.
Les fluctuations du yen confirment la thèse très répandue, y compris la nôtre, prévoyant une diminution probable de la vigueur du dollar américain en 2023. Cette situation pourrait, par ricochet, éliminer un obstacle important pour les économies émergentes qui souffrent habituellement de la force du dollar, étant donné qu’elles ont tendance à faire des emprunts en dollars américains.
Nous sommes actuellement prudents quant aux titres à revenu fixe japonais, compte tenu des changements apportés à la politique monétaire intérieure, mais nous considérons que les actions japonaises sont attrayantes. Nous pensons qu’elles devraient tirer avantage du rebond de l’économie intérieure parallèlement au retour de l’inflation, qui a entraîné un changement radical de la politique de tarification des sociétés, ces dernières ayant commencé à hausser les prix pour la première fois depuis des décennies. En outre, le Japon profiterait de la reprise de l’activité en Chine, qui reçoit plus de 20 % de ses exportations. Le yen demeure relativement faible malgré sa récente vigueur, ce qui constitue un autre facteur favorable aux bénéfices des sociétés, du moins pour le premier semestre de 2023. Enfin, nous soulignons que les actions japonaises se sont raffermies après les deux derniers changements apportés au contrôle de la courbe des taux en 2018 et en 2021. Les risques menaçant nos perspectives comprennent un atterrissage brutal aux États-Unis et une reprise de l’activité plus lente que prévu en Chine.
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