La relation entre les taux des obligations d’État et les taux de change est plus complexe que bien des investisseurs le pensent.
29 septembre 2022
Par Atul Bhatia, CFA
Les investisseurs des marchés obligataires aiment souvent se dépeindre comme les gardiens des marchés financiers, tenant en bride des politiciens dépensiers. Cette description est souvent ponctuée de références à des « justiciers du marché obligataire », terme inventé vers la fin des années 1980 pour décrire le rôle du marché des titres du Trésor dans la limitation des dépenses publiques et clin d’œil à James Carville, qui souhaitait se réincarner en marché obligataire « pour intimider tout le monde ».
La vérité est évidemment empreinte de moins d’héroïsme. En 2017, les marchés obligataires ont facilement financé une obligation à 100 ans de l’Argentine, pays ayant fait défaillance huit fois depuis l’indépendance et n’ayant jamais connu 30 ans sans défaut de paiement depuis 1950. En 2020, l’Argentine a connu un neuvième défaut de paiement, et l’obligation n’a survécu que trois ans au lieu d’un siècle. Ce manque de surveillance efficace n’est pas limité aux marchés émergents. Les investisseurs mondiaux ont accepté de prêter de l’argent au gouvernement américain à des taux d’intérêt toujours plus bas malgré la hausse de la dette totale. Au point culminant de cette situation, les investisseurs détenaient des titres d’environ 23 billions de dollars assortis de taux inférieurs à 2 %. L’augmentation des taux obligataires découle de la politique de la Réserve fédérale (Fed), et non des niveaux d’endettement.
Le graphique linéaire indique la dette du gouvernement américain envers le public en pourcentage du PIB, le taux cible de la Réserve fédérale et le taux des obligations du Trésor américain à 30 ans depuis octobre 1992. Il dénote une tendance générale à la hausse de l’endettement, la dette totale étant passée de 35 % du PIB à plus de 100 % du PIB entre 2007 et 2020. Pendant cette période, le taux obligataire et le taux cible ont tous deux diminué, passant de presque 5 % à près de 2 % et 0 % respectivement. La hausse des taux obligataires en 2022 a coïncidé avec une augmentation du taux cible.
Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg ; données prises en compte jusqu’au 28 septembre 2022
Le mythe du justicier obligataire a été dépoussiéré à la suite d’événements survenus récemment au Royaume‑Uni. La livre sterling a reculé de 5 % par rapport au dollar américain après le dévoilement, par le nouveau gouvernement britannique, d’une mise à jour budgétaire chargée de réductions d’impôt et de dépenses additionnelles. Le taux des obligations du gouvernement britannique à dix ans ayant augmenté de plus d’un point de pourcentage en trois séances de négociation, la Banque d’Angleterre a été forcée d’intervenir pour stabiliser le marché. Ces perturbations, qui ont eu une incidence sur les prix des obligations à l’échelle mondiale, ont entraîné la publication de commentaires dans la presse à propos de la possibilité d’une évolution semblable sur le marché des titres du Trésor américain.
Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg ; données prises en compte jusqu’au 29 septembre 2022
Nous croyons qu’il est peu probable à court terme que les investisseurs obligataires forcent le gouvernement américain à restreindre considérablement ses dépenses. Nous nous attendons plutôt à ce que les marchés obligataires conservent à l’endroit des États‑Unis l’attitude permissive ayant caractérisé les 30 dernières années, sous l’effet de la demande soutenue – et potentiellement croissante – de réserves en dollars et du rôle accru de la Fed sur le marché des titres du Trésor.
Loin de constituer le marché le plus influent au monde, les obligations ne sont à bien des égards que des figurants par rapport aux marchés des devises. En 2019, la valeur moyenne des titres du Trésor échangés quotidiennement était de 600 milliards de dollars, montant respectable à n’en pas douter, mais bien inférieur aux quelque 5,8 billions de dollars américains échangés tous les jours sur les marchés des changes mondiaux.
Le dollar américain est omniprésent dans le domaine de la finance internationale. Il domine le commerce, car presque toutes les marchandises et près de 40 % des opérations commerciales internationales sont réglées en dollars, selon le Fonds monétaire international (FMI). Ce n’est pas un hasard si la grande majorité des banques centrales choisissent de conserver au moins une part de leurs réserves internationales en dollars, étant donné que l’acceptabilité de cette monnaie auprès des vendeurs de pétrole, d’aliments et autres intrants essentiels est bien établie.
Toutefois, les banques centrales, tout comme les grandes institutions et sociétés conservant des réserves de sécurité en dollars, doivent mettre leurs billets verts en lieu sûr. Les banques commerciales sont à écarter, puisque les réserves sont conçues pour servir de filet de sécurité en cas de crise, et même les grandes banques composent avec des risques de crédit. Ces institutions se tournent plutôt vers les obligations du Trésor américain, qui sont en définitive soutenues par la capacité d’imposition de la plus vaste économie au monde. Fait tout aussi important, même les obligations du Trésor à long terme peuvent être facilement converties en argent. De plus, les titres du gouvernement américain se sont appréciés par le passé en période de crise, puisque les investisseurs mondiaux privilégient alors le remboursement du capital au détriment du rendement du capital.
Cela signifie que la soif de réserves en dollars américains suscite simultanément une demande d’obligations du Trésor américain pouvant se satisfaire elle‑même. Beaucoup d’investisseurs pensent que le gouvernement crée un budget de projets essentiels, qu’il soustrait les recettes fiscales et qu’il se tourne ensuite vers les marchés obligataires pour financer la différence ; il en est ainsi dans une certaine mesure. Le mécanisme de financement est toutefois à double sens. Les détenteurs de réserves, impatients de posséder des obligations du gouvernement américain, achètent les obligations offertes, ce qui pousse à la baisse les taux et permet aux États‑Unis de financer une liste de projets en constante expansion.
Cet effet n’est pas négligeable. Selon le FMI, plus de sept billions de dollars des réserves officielles étaient en dollars à la fin de 2021, comparativement à environ 23 billions de dollars pour l’encours de la dette du Trésor américain. Il en ressort qu’à peu près le tiers des titres de créance du Trésor américain négociables ne sont pas détenus par d’éventuels justiciers, mais plutôt par des responsables de politiques coincés avec leurs actifs du fait d’autres choix stratégiques. Étant donné que la Fed détient un montant semblable, l’idée d’un contrôle des dépenses par le marché semble de plus en plus difficile à défendre.
Nous ne croyons pas que le dollar risque de perdre son statut de devise de réserve la plus populaire au monde dans un proche avenir, surtout en l’absence de solutions de rechange viables et évidentes. En fait, nous croyons que la pandémie de COVID‑19 et les faiblesses des chaînes logistiques qu’elle a révélées feront sans doute augmenter la demande de réserves en dollars à court terme, accroissant ainsi le nombre d’acheteurs d’obligations insensibles aux prix. Au fil du temps, les réserves pourraient être réorientées vers un ensemble de devises différentes, mais nous croyons pour l’instant que la migration des réserves sera plus que compensée par un accroissement des réserves dans l’ensemble des chaînes logistiques.
En outre, il est peu probable que la Fed se retire du marché obligataire. La banque centrale s’est lancée dans un processus de réduction de ses actifs, mais elle s’est établie de façon permanente sur le marché des titres du Trésor. Même le programme actuel de réduction du bilan est destiné à ralentir graduellement et vise à maintenir une réserve essentielle de titres du Trésor dans le bilan de la Fed.
Il peut s’avérer rassurant d’imaginer la vie dans un monde conforme aux manuels d’économie, où les créanciers évaluent minutieusement les trajectoires budgétaires et monétaires d’un pays et où les variations des taux obligataires offrent une rétroaction collective en temps réel. Toutefois, dans la réalité, la présence de la Fed et le désir collectif des institutions et des particuliers de détenir des réserves de sécurité en dollars signifient que, pour le meilleur et pour le pire, les États‑Unis sont peu vulnérables à court terme à une prise de contrôle du budget – ou de la courbe des taux – par les justiciers du marché obligataire.
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