Les minéraux critiques constituent la base de la plupart des technologies modernes. Nous explorons la volonté de bâtir une chaîne logistique résiliente et en évaluons les répercussions sur le portefeuille.
14 juin 2023
Frédérique Carrier Première directrice générale et chef, Stratégies de placement - RBC Europe Limited
La série « Un monde fragmenté : risques et occasions à l’aube de la démondialisation » de RBC Gestion de patrimoine explore la tendance à la démondialisation et des ramifications de cette tendance pour les investisseurs, les économies et les marchés financiers. Ce deuxième article de la série examine la volonté de bâtir une chaîne logistique de minéraux critiques sûre et résiliente et en évaluons les répercussions sur le portefeuille.
Une cinquantaine de minéraux sont nécessaires à la fabrication d’un vaste éventail de produits tels que des chasseurs à réaction, des voitures, des cellulaires, des ordinateurs et des semi-conducteurs.
Certains des minéraux critiques les plus courants comprennent des éléments connus comme l’aluminium, le cuivre, le nickel et l’argent. Le cobalt, un sous-produit métallique bleu issu de l’extraction du cuivre et du nickel, et le lithium, un métal léger, lustré ressemblant à du sel, en font aussi partie. Les deux entrent dans la composition des batteries rechargeables des cellulaires, des ordinateurs portables, des caméras numériques et des véhicules électriques (VE).
Les minéraux de terres rares sont des composants essentiels de nombreux produits de haute technologie en raison de leurs propriétés magnétiques et fluorescentes. Les terres rares comprennent 17 substances moins connues comme le néodyme (utilisé dans des aimants puissants destinés aux ordinateurs et aux éoliennes) et l’yttrium (utilisé dans les systèmes de visée et les téléviseurs). Contrairement à ce que suggère le nom, la plupart des éléments des terres rares se trouvent facilement dans le monde entier, bien que souvent en quantité limitée. Ils sont aussi dangereux à extraire et nécessitent un traitement coûteux avant de parvenir aux utilisateurs finaux.
Les minéraux critiques sont indispensables à la fabrication de technologies propres telles que les véhicules électriques, les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries rechargeables. Étant donné que la décarbonation de l’économie mondiale prendra certainement des décennies et qu’elle est si fortement dépendante des politiques gouvernementales – quelque 200 gouvernements de par le monde essaient de réduire les émissions de CO2 de leur pays en décourageant l’utilisation des combustibles fossiles et en favorisant des solutions plus vertes –, la montée en flèche de la demande de minéraux critiques marquera probablement le début d’un supercycle des marchandises qui pourrait s’échelonner sur des décennies.
Dans un article de 2020, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a estimé que d’ici 2040, l’écologisation de l’économie nécessiterait à elle seule 40 fois plus de lithium et de 20 à 25 fois plus de graphite, de nickel et de cobalt que ce qui est actuellement produit.
●●● Élevé ●● Modéré ● Faible
ETR = éléments des terres rares; MGP = métaux du groupe du platine. La demande en aluminium est évaluée uniquement pour les réseaux électriques.
Source : Agence internationale de l’énergie
Il sera à notre avis difficile de répondre à la demande pour deux raisons. L’une est la faiblesse de l’offre, car les gisements actuels de minéraux critiques ne sont tout simplement pas suffisants pour répondre à la montée prévue de la demande.
L’autre problème est que les gisements tendent à être concentrés dans quelques pays qui peuvent avoir une influence démesurée sur les chaînes logistiques. En fait, la production de nombreux minéraux critiques est plus concentrée géographiquement que celle du pétrole ou du gaz naturel. Le traitement des minéraux critiques est encore plus concentré, la Chine étant le joueur dominant, comme il est illustré ci-dessous.
De telles concentrations rendent toute chaîne logistique à risque de perturbation. Les minéraux critiques en particulier sont vulnérables à la nationalisation des ressources. Les pays où ils sont extraits ou traités voudront naturellement protéger leur propre économie et l’accès à ces ressources essentielles.
Le graphique illustre la part des trois principaux pays producteurs de minéraux et de combustibles fossiles sélectionnés. Dans le secteur de l’extraction, les États-Unis jouent un rôle dominant dans les combustibles fossiles (pétrole et gaz naturel), mais pour certains minéraux, d’autres pays sont en tête : République démocratique du Congo (cobalt), Chine (terres rares), Australie (lithium) et Indonésie (nickel). Du côté de la transformation, la Chine domine en regard de tous les minéraux critiques (cuivre, nickel, cobalt, lithium et terres rares), comme l’illustre le graphique.
GNL = gaz naturel liquéfié ; les valeurs pour le traitement du cuivre représentent les opérations de raffinage.
Sources : Agence internationale de l’énergie (2020), U.S. Geological Survey (2021), World Bureau of Metal Statistics (2020), Adamas Intelligence (2020)
Par exemple, certains pays ont imposé des conditions à l’utilisation de certains de leurs minéraux critiques pour tenter de stimuler leur économie. En 2016, le Chili avait demandé aux sociétés minières d’allouer une partie de leurs bénéfices au développement communautaire et de vendre un quart de leur production en dessous du prix pour soutenir les économies locales. De telles réglementations peuvent avoir un effet bénéfique sur les communautés et les marchés locaux. Mais pour les minières qui investissent dans un pays et pour les acheteurs internationaux, elles représentent un coût supplémentaire et posent un risque de confiscation ou de perturbation de livraison.
Certains pays se sont montrés plus fermes dans le maintien du contrôle de leurs ressources naturelles. En avril 2023, le président chilien Gabriel Boric a annoncé un plan de nationalisation de l’industrie du lithium, l’État prenant une participation majoritaire dans tous les nouveaux contrats. Bien que le gouvernement n’ait pas l’intention de mettre fin aux contrats d’exploitation minière privés en vigueur, il espère que les deux minières de lithium actuellement en activité au Chili, Sociedad Quimica y Minera de Chile et Albemarle, se montreront ouvertes à une participation de l’État avant l’expiration de leurs contrats en 2030 et en 2043, respectivement. Les détails du plan de privatisation restent vagues et la proposition doit encore être soumise au Congrès national du Chili, qui a déjà nuancé les plans de Boric. D’autres minières présentes au Chili craignent que Boric essaie de faire d’elles des partenaires subalternes dans des projets touchant le cuivre.
Le Chili n’est pas le seul à durcir le ton. Fin 2022, l’Indonésie a annoncé qu’une interdiction d’exportation de la bauxite, le minerai utilisé dans la fabrication de l’aluminium, prendrait effet en juin 2023. Elle espère reproduire le succès de sa mesure de 2020 qui a stoppé les exportations de nickel sous sa forme brute. Cette interdiction a encouragé la construction de fonderies locales et a poussé les fabricants mondiaux de véhicules électriques comme Tesla et BYD à établir des usines dans le pays, près de la source de la matière première utilisée dans les batteries.
Dans les cas extrêmes, la nationalisation des ressources peut conduire à l’utilisation des minéraux critiques comme arme. Ce risque peut être accru lorsque les régimes autocratiques souhaitent profiter d’un afflux rapide d’argent et de l’effet de levier offerts par les minéraux critiques. De telles nations peuvent devenir hostiles ou instables, ou à tout le moins faire la vie dure aux acheteurs internationaux.
En 2010, la Chine a interdit les exportations de minéraux critiques vers le Japon pendant quelques mois en raison d’un conflit en mer de Chine orientale. Plus récemment, la Russie a utilisé son gaz naturel destiné à l’Europe comme stratégie dans le cadre de sa guerre contre l’Ukraine. Ces deux exemples montrent à quel point l’approvisionnement en minéraux critiques peut être soumis aux caprices de régimes autoritaires ou de ceux qui sont enclins à changer d’alliances.
La Chine est non seulement un important fournisseur mondial de cuivre, de lithium et de minéraux de terres rares, mais elle raffine aussi jusqu’aux deux tiers du cobalt, plus de 55 % du lithium, 40 % du cuivre et près d’un tiers du nickel mondial.
La Chine a bâti cette forte présence au cours des 15 dernières années grâce à la prévoyance et à une stratégie active. Alors que les minières occidentales ont accordé la priorité aux rachats d’actions et aux versements de dividendes pour plaire aux investisseurs en actions, la Chine a exploité des gisements dans des pays que beaucoup ont étiquetés comme trop risqués, l’Argentine par exemple, où la mauvaise gestion économique en a découragé plusieurs, et la République démocratique du Congo, ravagée par les conflits.
La Chine a progressivement étendu sa présence et est devenue un allié populaire partout en Afrique grâce à sa capacité à mener à bien rapidement des projets de développement. Selon le fournisseur de recherche mondial BCA Research, l’ancien secrétaire au Trésor américain Lawrence Summers a récemment raconté une conversation qu’il a eue avec un de ses contacts d’un pays en développement qui a ironiquement déclaré que lorsque son pays avait traité avec les Chinois, « il avait obtenu un aéroport… tandis qu’avec les États-Unis, il avait obtenu une conférence ». Cela explique pourquoi de nombreux pays en développement hésitent à rompre les liens avec la Chine.
Selon Tyler Broda, chef, Recherche sur les matériaux, Mines et transition énergétique – Europe, RBC Europe Limited, l’emprise de la Chine sur le traitement des minéraux critiques n’étonne guère. Après tout, le monde développé « fait la place belle à la Chine » depuis 40 ans.
Réduire l’emprise de la Chine sur l’extraction et le traitement des minéraux critiques est une priorité pour de nombreux gouvernements dans le contexte géopolitique contrasté d’aujourd’hui. Pourtant, les chaînes logistiques bénéficieraient également de la diminution d’autres points de pression, notamment la dépendance au Congo pour le cobalt et la domination de l’Indonésie au chapitre du nickel.
De nombreux pays augmentent leurs investissements dans la recherche et le traitement des minéraux critiques afin de diversifier leurs chaînes logistiques et de réduire leur vulnérabilité à l’égard de régimes susceptibles de se montrer hostiles. Trois stratégies sont ainsi principalement mises en œuvre.
De nouveaux gisements sont découverts. En janvier 2023, la minière d’État suédoise a annoncé la plus importante découverte de minéraux de terres rares en Europe. Cela devrait progressivement réduire la dépendance de la région aux ressources importées. Le Canada a publié la Stratégie canadienne sur les minéraux critiques en 2022, qui vise à alimenter une économie verte et numérique. Le pays possède d’importantes quantités de minéraux parmi les plus importants au monde, ainsi que l’expertise nécessaire pour en accroître l’exploration. L’Australie, qui est déjà le premier producteur mondial de lithium, a intensifié ses efforts d’exploration, les représentants du gouvernement laissant entendre que le pic de découverte pourrait survenir dans cinq à dix ans.
En ce qui concerne le traitement, l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden aux États-Unis encourage la relocalisation et la délocalisation dans un pays allié (c.-à-d. ramener les activités de traitement aux États-Unis ou les déplacer vers des alliés géopolitiques). L’IRA entraînera l’investissement de milliards de dollars pour soutenir les chaînes logistiques des minéraux critiques pour les États-Unis et ses alliés. Par exemple :
L’Australie, qui envoyait auparavant des minéraux bruts à la Chine aux fins de traitement, cherche maintenant à relocaliser ces activités afin de sécuriser sa propre chaîne logistique et celle de ses alliés. Ces derniers cherchent à aligner leurs intérêts nationaux à long terme sur ceux de leurs principaux fournisseurs de minéraux.
S’ils ne le sont pas adéquatement, la propriété des investissements est réorganisée. À la fin de 2022, le Canada a resserré ses règles sur la propriété étrangère, obligeant trois entreprises chinoises à se défaire de leur participation dans des sociétés minières nationales de lithium.
Par exemple, les États-Unis et ses principaux pays partenaires ont établi le Partenariat pour la sécurité des minéraux, qui regroupe les pays du G7 et l’UE. Ensemble, les États-Unis et leurs alliés font du lobbying auprès des pays où des mines seront construites, en contribuant au financement de projets ou à attirer des investissements privés.
La diplomatie active est également utilisée, en particulier en Afrique, étant donné qu’elle abrite un peu moins du tiers des gisements de ressources minérales du monde. La secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen, la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris et le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, se sont tous récemment rendus en Afrique pour promouvoir de meilleures relations. Le président américain Joe Biden a promis de se rendre sur le continent et a appelé à l’admission de l’Union africaine en tant que membre permanent du G20.
La recherche de solutions de rechange aux minéraux critiques coûteux ou de nouvelles solutions technologiques qui réduisent l’utilisation de ces matériaux dans la production de composantes clés est en cours. En 2020, Tesla a annoncé son intention de développer une batterie de véhicule électrique sans cobalt. Au premier trimestre de 2022, presque la moitié des batteries de ses véhicules électriques ne contenaient pas de cobalt.
Une autre innovation prometteuse est le recyclage des batteries. Les batteries des véhicules électriques durent généralement entre 10 et 20 ans. Ainsi, lorsque la demande atteindra un sommet, de nombreuses batteries seront disponibles pour le recyclage, ce qui réduira le besoin de minéraux nouvellement extraits. En fait, d’ici 2040, l’AIE s’attend à ce que l’extraction du cuivre, du lithium, du nickel et du cobalt des anciennes batteries réduise d’environ 10 % les besoins de ces minéraux.
L’amélioration des chaînes logistiques des minéraux critiques est un objectif clé de nombreux gouvernements, car ils jouent un rôle crucial non seulement dans la vie de tous les jours, mais aussi pour la sécurité nationale et la lutte contre le changement climatique.
Des efforts sont en cours pour relocaliser et délocaliser dans un pays allié les sites d’extraction et de traitement lorsque c’est possible. Nous croyons que les sociétés minières bien diversifiées et leurs fournisseurs, comme les sociétés d’équipement d’exploration minière, seront les principaux bénéficiaires de ces tendances de croissance à long terme. Les entreprises qui transportent ces marchandises, comme les sociétés ferroviaires, peuvent également bénéficier des tendances de relocalisation et de délocalisation dans un pays allié.
Le choix du bon moment et la sélection des titres nous semblent toutefois essentiels. Le cours des actions des sociétés de ces secteurs est très cyclique et n’est pas à l’abri de la volatilité qui pourrait être alimentée par des craintes de récession aux États-Unis. En outre, compte tenu des vulnérabilités à la nationalisation des ressources, nous nous concentrerions sur des sociétés bien diversifiées. De nouveaux secteurs, comme le recyclage des batteries, semblent également bien positionnés pour tirer parti de ces tendances à long terme.
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