L’ère des taux d’intérêt nuls et négatifs est-elle terminée ?

Analyse
Perspectives

Alors que les taux d’intérêt à l’échelle mondiale atteignent des niveaux inégalés depuis plus de dix ans, nous examinons ce que l’avenir de la politique monétaire nous réserve.

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3 octobre 2023

Thomas Garretson, CFA
Premier stratégiste, Portefeuilles
Stratégies des titres à revenu fixe
Services-conseils en gestion de portefeuille – États-Unis

Points clés :
  • La théorie du taux d’intérêt « neutre », qui ne stimule ni ne limite l’activité économique, a longtemps guidé la politique des banques centrales.
  • Les taux neutres sont en baisse depuis des décennies et, bien qu’il y ait des raisons de croire qu’ils ont augmenté à mesure que les économies mondiales évoluent et s’ajustent à l’après-pandémie, nous estimons encore que les facteurs à long terme de la baisse des taux d’intérêt finiront par l’emporter.
  • Les taux d’intérêt devraient demeurer à des niveaux historiquement élevés pendant une longue période, mais si les banques centrales doivent revenir à des mesures de relance, des taux bas devraient demeurer le principal outil de leur trousse d’outils.

L’idée d’une nouvelle normalité dans la foulée de la crise financière mondiale il y a 15 ans était un thème commun pour les participants aux marchés. La Grande modération du milieu des années 1980 à 2007 a été marquée par des expansions économiques longues et soutenues avec une inflation stable, qui auraient difficilement pu faire moins pour préparer les investisseurs à ce qui allait suivre.

La réduction de l’endettement des consommateurs américains à la suite de la bulle immobilière et la réponse anémique à la politique budgétaire du gouvernement ont fait en sorte que la politique monétaire a fait le gros du travail, puisque la croissance économique médiocre a cédé la place à une inflation trop faible, plutôt que trop élevée, qui a été le principal problème des banques centrales. Le résultat net a été le premier taux directeur de 0 % de la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales à l’échelle mondiale, sans parler des taux directeurs négatifs auxquels d’autres autorités monétaires ont eu recours plus tard, en plus de nouveaux outils, comme les programmes d’achat d’actifs à grande échelle.

Il semble maintenant que ces problèmes se soient inversés. La réponse budgétaire des États-Unis à la pandémie a dépassé les attentes, la croissance économique a été constamment supérieure aux niveaux tendanciels à long terme et l’inflation est, bien entendu, nettement supérieure aux niveaux cibles. Par conséquent, la Fed a relevé les taux à des niveaux inégalés en plus de 20 ans, avec des résultats semblables pour la plupart des grandes banques centrales mondiales.

Après une décennie pendant laquelle les investisseurs ont été aux prises avec des régimes de politique monétaire de taux d’intérêt nuls et même négatifs, à quoi pourrait ressembler la politique monétaire des banques centrales pour les 5, 10 et 15 prochaines années et, plus important encore, avons-nous laissé derrière nous l’ère des taux d’intérêt bas?

Les étoiles sont les repères de l’univers

« Comme c’est souvent le cas, nous naviguons à la lumière des étoiles sous un ciel nuageux. » C’est ce qu’a déclaré le président de la Fed, Jerome Powell, dans un discours qu’il a prononcé en août, au sujet des étoiles qui guident la Fed et de l’incertitude dans laquelle elle évolue. Dans le jargon de la Fed, les décideurs politiques naviguent à la lumière des « étoiles », qui sont les taux d’intérêt naturels et le taux de chômage naturel.

Même s’il s’agit peut-être d’un thème plutôt poétique pour un président de la Fed, le thème de navigation céleste est un thème dont il a discuté à plusieurs reprises au cours de son mandat et qui pourrait nous donner une idée de ce que cela signifie pour les perspectives de la politique monétaire à court terme et peut-être au-delà.

Soyons clairs, ces taux d’intérêt et de chômage naturels théoriques – ou les niveaux qui devraient prévaloir en période de stabilité des prix et de plein emploi – sont tout simplement théoriques. Mais de nombreux modèles tentent d’estimer ces êtres célestes.

Le premier graphique montre l’un des modèles les plus courants créés en collaboration avec le président de la Fed de New York, John Williams, pour estimer le taux d’intérêt naturel réel en vigueur, qui est rajusté en fonction de l’inflation. Ce niveau naturel se situe toujours à seulement 0,56 % en termes réels, ou à 2,56 % en ajoutant la cible d’inflation de 2 % de la Fed.

Une estimation du taux d’intérêt « naturel » donne à penser que nous sommes toujours à l’ère des faibles taux.

Estimation du taux d’intérêt « naturel » trimestriel de décembre 1973 à juin 2023

Le graphique linéaire présente une estimation par modèle du taux d’intérêt « naturel » trimestriel de décembre 1973 à juin 2023, ainsi que la moyenne mobile sur 10 ans depuis 1983. Le taux d’intérêt naturel a fortement baissé après la crise financière mondiale de 2008; la moyenne mobile sur 10 ans est passée d’environ 3 % en 2008 à moins de 1 % en 2019. Le taux naturel demeure actuellement bien en deçà de son niveau d’avant la crise financière, avec une estimation par modèle d’environ 0,5 %.

  • Estimation par modèle du taux d’intérêt « naturel »
  • Moyenne mobile sur 10 ans

Remarque : Modèle fondé sur l’estimation d’Holston-Laubach-Williams du taux d’intérêt naturel réel (rajusté en fonction de l’inflation).

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg.

Pourquoi? Les taux d’intérêt sont en baisse constante depuis la Grande Inflation des années 1970 et 1980, tandis que d’autres études semblent indiquer que les taux d’intérêt sont en baisse constante depuis 700 ans. Les facteurs clés de ce taux d’intérêt dit naturel sont plutôt simples, selon nous. La croissance potentielle à l’échelle mondiale a naturellement ralenti au fil du temps, car les économies sont arrivées à maturité. Le facteur le plus important, la démographie, demeure résolument favorable à une baisse des taux naturels étant donné que la population mondiale vieillit, tout en continuant d’alimenter l’épargne excédentaire et la demande pour ce qui est perçu comme des actifs sûrs. L’aversion pour le risque, en particulier après les dommages économiques et psychologiques causés par la crise financière, est peut-être un autre facteur qui maintient les taux d’intérêt naturels à la baisse.

Mais qu’il s’agisse d’une tendance sur 40 ans ou 700 ans, ce sont des forces redoutables avec lesquelles il faut composer, ce qui porte à croire que l’épisode actuel de taux directeurs historiquement élevés aux États-Unis et dans le monde est peut-être plus une aberration qu’une rupture par rapport à l’ère postérieure à la crise financière. En fait, M. Williams a maintenu à plusieurs reprises cette année qu’il ne voit pas vraiment de raison de croire que le taux d’intérêt naturel a augmenté.

Cela dit, il y a peut-être des raisons de croire que les taux d’intérêt naturels pourraient amorcer une tendance haussière au cours des prochaines années.

L’étoile du Nord de la Fed

Il y a une étoile de plus à la lumière de laquelle la Fed navigue, mais celle-ci est facile à observer et est demeurée constante depuis un certain temps : le taux d’inflation naturel, qui est officiellement de 2 % depuis 2012.

Comme le montre le graphique ci-dessous, les décideurs de la Fed sont généralement d’accord pour dire que le taux d’intérêt naturel à long terme est d’environ 2,50 %, soit un taux réel de 0,50 % plus la cible d’inflation de 2 %. Toutefois, il a commencé à monter, certains dirigeants de la Fed estimant qu’il se situe autour de 3,3 % depuis la réunion des 19 et 20 septembre.

Les marchés anticipent une hausse du taux d’intérêt naturel; les prévisions de la Fed suivront-elles?

Prévisions du marché à l’égard du taux directeur à long terme aux États-Unis de janvier 2007 à septembre 2023

Le graphique linéaire présente les prévisions du marché à l’égard du taux directeur à long terme aux États-Unis sur une base mensuelle de janvier 2007 à septembre 2023, ainsi que la prévision médiane trimestrielle de la Fed à l’égard du taux à long terme de janvier 2012 à juin 2023. Deux récessions économiques aux États-Unis sont mises en évidence : De décembre 2007 à juin 2009 et de février 2020 à avril 2020. Les prévisions de la Fed ont diminué de façon constante entre 2012 et 2019 et sont demeurées essentiellement inchangées depuis 2019, à 2,5 %. Même si les prévisions de la Fed sont demeurées stables, le taux implicite du marché est passé d’environ 1,5 % au milieu de 2020 à environ 4 % aujourd’hui.

  • Récessions aux États-Unis
  • Prévisions du marché à l’égard du taux directeur à long terme
  • Prévision médiane de la Fed à l’égard du taux directeur à long terme

Remarque : Prévisions du marché fondées sur le swap de taux à un jour indexé sur l’inflation à 5 ans dans 5 ans; projections de la Fed fondées sur la cible du Federal Open Market Committee.

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg.

Il se peut aussi que le marché entretienne l’idée que le taux naturel pourrait augmenter s’il est mesuré par un indice qui tient compte de ce que le marché prévoit comme moyenne du taux de financement à un jour sur cinq ans, à partir de cinq ans d’ici. Sa tendance à la baisse a été constante depuis 2007, avant de remonter à près de 4 % récemment.

À notre avis, il y a peut-être deux raisons principales et peut-être une raison accessoire. La première découle vraisemblablement de la forte réponse des autorités de politique monétaire à la pandémie, qui a déclenché une reprise rapide et engendré un contexte où l’inflation est légèrement plus structurelle qu’elle ne l’a été depuis un certain temps.

La deuxième concerne l’étoile du Nord de la Fed, à savoir la cible d’inflation de 2 %. M. Powell a également souligné ces dernières années les difficultés que posent les bas taux d’intérêt naturels : essentiellement, en période de ralentissement économique ou de tensions, la Fed n’a qu’une petite marge de manœuvre entre 2,5 % et 0,0 % pour réduire les taux afin de relancer l’économie. Une fois atteinte la limite inférieure de 0,0 %, la Fed doit revenir à d’autres outils que le taux directeur.

Si les taux naturels réels sont susceptibles de demeurer historiquement bas et de s’approcher de 0,0 %, la seule façon de créer une plus grande marge de manœuvre pour gérer les taux directeurs est de relever la cible d’inflation. Cette question a souvent fait l’objet de discussions au cours des dernières années, et même si la Fed n’aborde jamais la question à un moment où l’inflation demeure beaucoup trop élevée, nous estimons qu’il est fort probable qu’elle commence à explorer publiquement cette idée dès 2025.

Enfin, il y a la question de l’intelligence artificielle (IA). Force est d’admettre qu’il s’agit d’une variable relativement inconnue en ce qui a trait aux taux naturels, mais elle pourrait être une dynamique sous-jacente à long terme qui incite les investisseurs à réévaluer les niveaux de taux d’intérêt futurs. Toutefois, la faible productivité nuit depuis longtemps aux taux de croissance économique potentiels. Si l’IA tient ses promesses les plus prometteuses, les marchés pourraient commencer à tenir compte de la probabilité qu’elle alimente un boom de productivité et, par conséquent, une croissance potentielle plus élevée, même s’il s’agit certainement d’une question à long terme.

Le verdict normal

Qu’est-ce que tout cela signifie pour les investisseurs? Notre scénario de base est que la tendance à long terme à la baisse des taux d’intérêt demeurera largement en place. Pour ce qui est d’une nouvelle normalité, ou d’un retour à l’ancienne normalité, nous sommes d’avis qu’il n’y a pas vraiment de normalité. La politique monétaire et les trousses d’outils des banques centrales continueront d’évoluer avec chaque cycle économique et chaque ère économique considérée.

Dans ce cadre, il est donc probable que le contexte actuel des taux présente un grand nombre d’occasions pour les investisseurs. Comme le montre le dernier graphique, les liquidités ont connu de beaux jours depuis que la Fed a commencé à relever les taux en mars 2022, en produisant des rendements totaux de près de 5 % si l’on tient compte des bons du Trésor à un ou trois mois, tandis que les obligations du Trésor à plus long terme sont toujours en baisse de plus de 20 %, ce qui représente l’un des écarts de rendement les plus importants jamais enregistrés. Toutefois, la tendance est peut-être déjà en train de changer, car les rendements des obligations à long terme remontent déjà, les taux directeurs des banques centrales semblant avoir atteint leur sommet, ou presque.

Le rendement supérieur des liquidités pourrait être terminé

Rendements totaux sur une période mobile de 15 mois

Rendements totaux sur une période mobile de 15 mois

Le graphique linéaire compare le rendement total sur une période mobile de 15 mois de l’indice Bloomberg US Treasury Bills 1-3 Month, de l’indice Bloomberg US Intermediate Treasury (1-10 Year) et de l’indice Bloomberg US 10+ Year Treasury Bond sur une base mensuelle de juin 1993 au 21 septembre 2023. Les liquidités et les bons du Trésor à court terme ont inscrit un rendement de 4,8 % depuis que la Fed a commencé à relever les taux en mars 2022, tandis que les obligations du Trésor à moyen et à long terme ont reculé de 2,6 % et de 26,7 %, respectivement. Toutefois, le graphique montre que les obligations du Trésor à moyen et à long terme ont le plus souvent surpassé les liquidités au cours des 30 dernières années.

  • Obligations du Trésor à long terme
  • Obligations du Trésor à moyen terme
  • Liquidités

Remarque : Les liquidités sont représentées par l’indice Bloomberg US Treasury Bills 1-3 Month, les obligations du Trésor à moyen terme, par l’indice Bloomberg US Intermediate Treasury (1-10 Year), et les obligations du Trésor à long terme, par l’indice Bloomberg US 10+ Year Treasury Bond.

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg.

Or, un investisseur qui cherche à anticiper le marché risque plutôt de rater des occasions. Par conséquent, au cours des prochains mois et trimestres, nous utiliserions simplement une stratégie de réduction graduelle des liquidités et des obligations à court terme dans un contexte de taux élevés sur une période prolongée (mais peut-être pas éternelle).


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