Importantes relocalisations dans l’industrie de la puce

Analyse
Perspectives

Les préoccupations à l’égard de la sécurité nationale et de la sécurité économique ont incité les pays à rapatrier la production de puces. Nous examinons les défis et les occasions liés à cette stratégie.

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14 novembre 2023

Frédérique Carrier
Première directrice générale et chef, Stratégies
de placement - RBC Europe Limited

La série d’articles de RBC Gestion de patrimoine intitulée « La démondialisation et l’opposition diamétrale : entre les risques et les occasions » examine le déclin de la mondialisation et son impact sur les investisseurs, les économies et les marchés des capitaux. Ce dernier article de la série traite de la réorganisation de l’industrie des puces et de ses implications en matière d’investissement.

Points clés

  • La perturbation généralisée de la chaîne d’approvisionnement mondiale des semi-conducteurs durant la pandémie de COVID-19 et l’intensification des tensions entre les États-Unis et la Chine ont déclenché des signaux d’alarme au sein des cercles gouvernementaux.
  • De nombreux gouvernements souhaitent sécuriser l’industrie des puces et lancent de nouvelles mesures incitatives audacieuses pour fabriquer des technologies essentielles à proximité afin de se prémunir contre une dépendance excessive à l’égard des approvisionnements étrangers.
  • La stratégie de relocalisation, visant à pérenniser la chaîne d’approvisionnement plutôt qu’à assurer l’efficience des coûts, devrait renforcer la sécurité nationale, mais elle comporte ses propres défis.
  • Une fois ces difficultés surmontées, le secteur devrait profiter d’une croissance à long terme, même si certains éléments cycliques (sensibles à l’économie) subsistent. Les fabricants de matériel de semi-conducteurs pourraient offrir une protection utile contre la flambée des tensions géopolitiques.

Fabrication de semi-conducteurs : Une industrie véritablement mondiale

On les retrouve partout, des courriels aux systèmes militaires avancés : les semi-conducteurs, ou puces électroniques, sont des éléments clés de notre société et de notre économie modernes. Leur importance capitale les place aux premières lignes de la sécurité nationale.

Créés aux États-Unis dans les années 1950, les semi-conducteurs ont aujourd’hui une chaîne d’approvisionnement mondiale très efficace, mais délicatement complexe et dispersée. De plus, chaque étape du processus de production, particulièrement complexe et critique, a naturellement fait l’objet d’une spécialisation.

Cette chaîne d’approvisionnement hautement intriquée est devenue la façon la plus rentable de produire les puces. Tant que toutes les étapes se déroulent avec fluidité, cette complexité n’est guère préoccupante. Mais de nombreuses usines ont été fermées pendant la pandémie de COVID-19, ce qui a provoqué des perturbations à grande échelle. Par ailleurs, les tensions de plus en plus vives entre les États-Unis et la Chine ont également fait ressortir plusieurs points de pression dans la chaîne d’approvisionnement, ce qui a déclenché des sonnettes d’alarme dans les cercles gouvernementaux.

Dans son livre Chip War (« La guerre des puces », non traduit), l’auteur Chris Miller décrit la toile complexe de la production :

« Une puce type peut être conçue à partir de plans de la société britannique de propriété japonaise Arm, par une équipe d’ingénieurs en Californie et en Israël, à l’aide d’un logiciel de conception américain. Une fois la conception terminée, la puce peut être produite dans une usine à Taïwan, qui se fournit en plaquettes en silicium ultrapur et en gaz spécialisés au Japon. Le modèle est sculpté dans le silicium à l’aide d’outils [de précision] produits principalement par cinq sociétés, une néerlandaise, une japonaise et trois californiennes. … La puce est ensuite emballée et testée, souvent en Asie du Sud-Est, avant d’être envoyée en Chine pour assemblage. »

De plus, certains segments de la chaîne d’approvisionnement sont monopolisés par quelques sociétés. Par exemple, ASML, une société établie aux Pays-Bas dont la capitalisation boursière est de 200 milliards de dollars, construit 100 % des appareils de lithographie ultraviolet extrême du monde, lesquels sont essentiels pour produire les puces les plus perfectionnées utilisées dans les téléphones intelligents et les centres de données. Deux sociétés sud-coréennes, Samsung Electronics et SK Hynix, produisent plus de la moitié des puces mémoires du monde. Mais la plus grande préoccupation est probablement le rôle démesuré joué par Taïwan, car l’île est un point focal des tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine.

Taïwan fabrique aujourd’hui 60 % des semi-conducteurs du monde selon le modèle de « fonderie externalisée » et 90 % des puces logiques, les puces prenant en charge les fonctions de traitement avancé. De plus, une seule société, Taiwan Semiconductor Manufacturing Corporation (TSMC) en fabrique la plus grande partie.

Introduction aux semi-conducteurs

Type de puce Fonctions Principaux fabricants
Mémoire

Stockage des données

Les puces DRAM offrent un stockage temporaire des données.

Les puces NAND sont utilisées pour le stockage de données à long terme.

La Corée du Sud produit 60 % de toutes les puces DRAM et le Japon, 20 %.

La Corée du Sud fabrique plus de la moitié des puces NAND.

Logique

Traitement de données

Les puces de pointe sont utilisées dans les téléphones intelligents, les ordinateurs personnels, les centres de données et l’intelligence artificielle.

Taïwan produit actuellement environ 90 % des puces logiques les plus avancées.

La Corée du Sud en produit environ 10 %.

Puces discrètes, analogiques et optoélectroniques, et capteurs

Traitement des signaux audio et vidéo

Réglementation de l’électricité

Conversion des données

Le Japon représente 27 % de la capacité de production mondiale.

L’Europe compte pour 22 % de la capacité mondiale.

Sources – RBC Gestion de patrimoine, RBC Brewin Dolphin, Boston Consulting Group

Le rôle prépondérant de Taïwan dans l’écosystème des semi-conducteurs

Taïwan est devenue une plaque tournante de la fabrication des semi-conducteurs dans les années 1990, avec la création d’un nouveau modèle commercial de « fonderie externalisée » consistant à fabriquer des puces conçues par les clients. Les efforts constants en recherche et développement, la quête d’efficacité de production et de généreuses subventions gouvernementales ont placé le pays à la tête du secteur.

Jusqu’au milieu des années 1980, la plupart des grands fabricants de puces concevaient et fabriquaient leurs puces en interne. Mais avec la sophistication croissante des puces, le coût de construction des usines de fabrication de semi-conducteurs a également augmenté. En même temps, il est devenu évident qu’il était nécessaire de disposer de capacités de mise à l’échelle et d’un savoir-faire en matière de processus pour produire un solide rendement, c’est-à-dire un pourcentage élevé de puces fonctionnelles, à faible coût.

TSMC a rapidement prospéré, en appliquant ces concepts et en profitant du soutien généreux de l’État. Comme elle ne concevait pas de puces, elle ne faisait pas concurrence à ses clients. Avec le temps, la plupart des fabricants américains de puces ont cessé de fabriquer des puces de pointe en interne afin d’éviter d’avoir à construire régulièrement de nouvelles usines très onéreuses. Ces sociétés américaines de puces se sont concentrées uniquement sur la conception de puces, en confiant le processus de fabrication à TSMC. Le partage des technologies avec les États-Unis et l’Europe a également permis à TSMC de commercialiser avec succès la fabrication de semi-conducteurs de pointe. La société a fini par devenir le plus important fabricant mondial de puces sur le plan de la valeur marchande. TSMC, Samsung en Corée du Sud et Intel aux États-Unis sont maintenant les seuls fabricants capables de produire les puces logiques les plus avancées.

Pourtant, TSMC se trouve aujourd’hui dans une situation précaire. Taïwan focalise les tensions sino-américaines et est tenaillée par la concurrence technologique et géopolitique entre les deux puissances rivales, qui dépendent fortement de l’offre de semi-conducteurs de TSMC.

Afin de se protéger, Taïwan s’efforce de conserver sa position dominante dans l’écosystème des semi-conducteurs. Même si TSMC est en train de construire de nouvelles usines aux États-Unis et en Europe, elle maintiendra ses activités de recherche et développement et ses technologies de pointe chez elle, à Taïwan.

De nombreux pays et régions, comme les États-Unis, l’Europe, le Japon et la Chine, dont les téléphones, les centres de données, les voitures et les télécommunications, entre autres, dépendent fortement des semi-conducteurs fabriqués à Taïwan, se retrouvent donc dans une position inconfortable.

Il est impossible de prévoir la tournure que prendront les tensions entre les États-Unis et la Chine vis-à-vis de Taïwan, qui se font périodiquement ressentir sur les marchés financiers et les chaînes d’approvisionnement.

Les tensions géopolitiques, les différends commerciaux entre les États-Unis et la Chine et les perturbations de la chaîne d’approvisionnement causées par la pandémie ont sensibilisé de nombreux gouvernements aux vulnérabilités de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs.

Capacité de fabrication des plaquettes pour les puces logiques par pays ou région, en 2019

Taïwan domine la fabrication de la plupart des puces avancées, et la Chine produit plus de 40 % des puces moins avancées

Capacité de fabrication des plaquettes pour les puces logiques par pays ou région, en 2019

Graphique à colonnes montrant le pourcentage de capacité mondiale de fabrication des plaquettes de semi-conducteurs par pays en 2019, soit Taïwan, les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud, le Japon, l’Europe et tous les autres pays combinés. La capacité de fabrication est divisée par la taille de la plaquette : plus de 45 nanomètres, ce qui nécessite la technologie de fabrication la moins avancée; de 28 à 45 nanomètres; de 10 à 22 nanomètres; et moins de 10 nanomètres, ce qui nécessite la technologie la plus avancée. La production des plaquettes de moins de 10 nanomètres est dominée par Taïwan, qui compte 92 % de la capacité mondiale (le reste est produit par le Japon), et Taïwan produit plus de 20 % des plaquettes dans toutes les autres catégories. Les États-Unis sont le plus grand producteur de plaquettes de 10 à 22 nanomètres (environ 30 % de la capacité mondiale), mais produisent une proportion beaucoup plus petite de plaquettes utilisant une technologie moins avancée, et aucune plaquette de 10 nanomètres et moins.

  • Taïwan
  • États-Unis
  • Chine
  • Corée du Sud
  • Japon
  • Europe
  • Autres*

Nota : Une plaquette est une mince tranche de matériau semi-conducteur utilisée dans la fabrication des puces. La capacité de fabrication comprend des plaquettes pour des puces mémoires et logiques, ainsi que des composants discrets, analogiques et optoélectroniques et des capteurs.

* « Autres » inclut Israël, Singapour et le reste du monde.

Source – Boston Consulting Group, d’après des données provenant de la base de données sur la fabrication mondiale des semi-conducteurs

Des subventions pour sécuriser les industries nationales

De nombreux gouvernements souhaitent sécuriser l’industrie des puces et lancent de nouvelles mesures incitatives audacieuses pour financer et protéger leur industrie nationale de fabrication de semi-conducteurs. Leurs stratégies sont appuyées par des investissements et de multiples interventions. L’objectif est de fabriquer des technologies essentielles à proximité afin de se prémunir contre une dépendance excessive à l’égard des approvisionnements étrangers.

Selon les estimations de RBC BlueBay Asset Management, le total des incitatifs destinés au secteur des puces pour la période de 2014 à 2030 est estimé entre 350 et 400 milliards de dollars pour les États-Unis, l’Europe, la Chine, Taïwan, la Corée du Sud, le Japon et l’Inde.

Les économistes voient souvent les subventions avec scepticisme, car elles peuvent mener à une mauvaise affectation du capital. Bien qu’il y ait certainement une part de vérité dans cette perception, la courte histoire du secteur des puces montre que les technologies des semi-conducteurs se développent souvent fructueusement lorsqu’elles sont soutenues par de généreuses subventions gouvernementales, comme ce fut le cas à Taïwan. Nous examinons ci-dessous le recours aux subventions en Chine, aux États-Unis et en Europe.

Principaux incitatifs gouvernementaux pour l’industrie des semi-conducteurs

Metric Taïwan Corée du Sud Japon Chine États-Unis UE
Part de la capacité mondiale de fabrication des plaquettes 20 % 19 % 17 % 16 % 13 % 8 %
Programme Loi sur l’innovation industrielle Loi sur les puces Projet national des semi-conducteurs 14e plan quinquennal CHIPS and Science Act European Chips Act
Intervalles 2023 – 2039 2022 – 2031 2022 – 2025 2021 – 2025 2022 – 2026 2022 – 2030
Valeur des incitatifs (en milliards de $ US) 15 $ – 20 $ 55 $ – 65 $ 10 $ 150 $ 74 $ 49 $

Sources – RBC Gestion de patrimoine, RBC BlueBay Asset Management, Boston Consulting Group, Semiconductor Industry Association

Chine

La Chine a été le premier pays à réduire activement et ouvertement sa dépendance à l’égard des puces fabriquées à l’étranger et à favoriser le développement d’une industrie nationale. Elle a lancé en 2014 un fonds d’investissement pour l’industrie chinoise des circuits intégrés, surnommé « Big Fund », afin d’encourager l’autonomie technologique. Elle a d’abord injecté 50 milliards de dollars dans la fabrication de puces, dans l’objectif de répondre à 70 % de la demande intérieure de puces d’ici à 2025. Au total, de 100 à 150 milliards de dollars seront affectés aux efforts chinois pour rattraper les chefs de file mondiaux de la technologie.

La Chine est entrée dans le secteur des dizaines d’années après les États-Unis. Toutefois, forte de généreuses subventions et après avoir fait la cour à l’expertise et aux cadres taïwanais (et, selon Miller, possiblement avoir mené des activités d’espionnage industriel), elle est maintenant en mesure de produire une part croissante des puces mondiales, bien qu’elle se soit avant tout concentrée sur les puces moins avancées jusqu’à présent. Depuis 2014, le Big Fund soutient des champions nationaux comme Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC), un producteur de puces logiques, et Yangtze Memory Technologies Company (YMTC), un fabricant de puces mémoires pour le stockage de données.

Malgré les efforts déployés pour promouvoir son secteur national des semi-conducteurs, la Chine n’est pas encore parvenue à l’autonomie. Ses dépenses d’importations de semi-conducteurs dépassent largement celles de pétrole. En 2021, elle a importé pour près de 400 milliards de dollars de semi-conducteurs et d’équipements de fabrication de semi-conducteurs, soit environ deux fois plus que ce qu’elle a dépensé pour le pétrole. Son important marché intérieur constitue toutefois un avantage, car il devrait lui permettre de réduire considérablement ses coûts de production et d’accroître sa part de marché pour les puces moins avancées.

Les investissements en recherche et développement de la Chine ont fortement augmenté et se comparent à ceux des États-Unis.

Dépenses intérieures brutes en recherche et développement (en milliards de $ US)

Dépenses intérieures brutes en recherche et développement

Graphique linéaire montrant les dépenses intérieures brutes annuelles en recherche et développement depuis 2000 par les États-Unis, la Chine, l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada. Les États-Unis sont le pays le plus dépensier, leurs dépenses ayant passé de 360 G$ en 2000 à plus de 700 G$ en 2021. L’UE (230 G$ en 2000, 400 G$ en 2021) a largement suivi le rythme des États-Unis, même si ceux-ci ont augmenté leurs dépenses plus rapidement depuis 2012 environ. Les dépenses de la Chine ont considérablement augmenté, passant de 35 G$ en 2000 à 620 G$ en 2021, juste derrière celles des États-Unis. Le Royaume-Uni et le Canada maintiennent leurs dépenses annuelles sous la barre des 100 G$ depuis 2000.

  • États-Unis
  • Chine
  • UE
  • Royaume-Uni
  • Canada

Source – Organisation de coopération et de développement économiques

États-Unis

Dans le cadre de leur politique industrielle volontariste, les États-Unis ont annoncé la CHIPS and Science Act en 2022. Il s’agit d’une initiative bipartite visant à répondre à la réorientation de la Chine vers les secteurs de l’avenir, qui a été proposée pour la première fois sous la présidence de Donald Trump, puis promue par le président Joe Biden. La loi propose des subventions à hauteur de 52 milliards de dollars pour soutenir l’expansion de la capacité nationale de fabrication de semi-conducteurs. Les trois quarts de ces fonds seront consacrés à la construction et à l’amélioration d’installations de fabrication de semi-conducteurs. Elle prévoit également des crédits d’impôt de 24 milliards de dollars sur la production de puces.

Grâce à ces mesures incitatives, les sociétés de semi-conducteurs construisent des usines aux États-Unis. TSMC a une nouvelle installation en cours de construction en Arizona et entend tripler son investissement dans cet État pour le porter à 40 milliards de dollars. Elle prévoit également d’ouvrir une nouvelle usine en 2026. Samsung prévoit également de construire une usine au Texas.

Mais ce ne sont pas seulement les fabricants de puces étrangers qui profiteront de la CHIPS Act. Intel, la championne des semi-conducteurs aux États-Unis, semble également bénéficier du soutien des décideurs américains. Elle a doublé ses capacités de fabrication avec la construction de deux usines à la pointe de la technologie en Arizona et en Ohio, en investissant 20 milliards de dollars pour chacune d’elles. Par ailleurs, d’autres joueurs américains semblent sur le point de rentrer dans le jeu avec leurs propres projets de nouvelles usines.

Europe

L’UE a son propre plan phare de renforcement de son industrie des puces. L’European Chips Act vise à générer des investissements publics et privés à hauteur de 45,75 milliards d’euros (49 milliards de dollars) pour la recherche et le développement et la production de semi-conducteurs. Le plan vise à doubler la part de l’UE dans le marché mondial des semi-conducteurs, en la faisant passer de 10 % à 20 % d’ici la fin de la décennie. Environ 35 milliards d’euros (37,5 milliards de dollars) seront affectés à des usines gigantesques, et le reste aux plateformes de conception de puces et à d’autres infrastructures. Ainsi, TSMC, dans le cadre d’un projet conjoint avec trois sociétés européennes, a annoncé qu’elle construirait une usine de 10 milliards d’euros (10,7 milliards de dollars) en Allemagne. Ses partenaires incluent Bosch, un fournisseur automobile allemand, ainsi qu’Infineon Technologies et NXP Semiconductors, deux fabricants de puces allemand et néerlandais. Ils construiront ensemble une usine près de Dresden, pour répondre aux préoccupations des clients par rapport aux tensions géopolitiques. Intel avait déjà entrepris une initiative similaire, avec un projet de construction de deux usines à plaquettes dans le centre est de l’Allemagne.

L’industrie des semi-conducteurs européenne n’est pas aussi importante que celle des États-Unis. Cela pourrait être dû au fait que plus de la moitié de la capacité du continent est consacrée à des puces d’au moins 180 nanomètres (1 nanomètre équivaut à 1 milliardième de mètre), beaucoup plus grandes que les mini-puces sophistiquées produites par TSMC et Samsung, qui mesurent seulement quelques nanomètres de large. Mais ces dernières sont surtout utilisées dans les appareils électroniques grand public, tandis que les grandes puces européennes sont utilisées par les entreprises industrielles du continent, pour des applications allant de l’automobile, aux machines-outils et aux capteurs. D’une certaine façon, les plus grands fabricants européens de puces, comme Infineon et STMicroelectronics, se concentrent sur leur clientèle locale.

L’idée de relocaliser les usines est intéressante, mais fonctionnera-t-elle?

Bien qu’il puisse être pratique de relocaliser une partie de la production, il sera difficile de rapprocher l’ensemble de la production de puces logiques des points de consommation.

Certes, les subventions que les gouvernements accordent à leurs industries des puces sont importantes et remplies de promesses. Toutefois, elles ne seront pas suffisantes pour déraciner un écosystème développé et perfectionné pendant 40 ans, selon nous. De plus, les efforts des gouvernements visent à reproduire un modèle commercial que les sociétés, axées sur l’optimisation de l’utilisation du capital, avaient précédemment choisi de quitter en délocalisant.

La stratégie de relocalisation, visant à pérenniser la chaîne d’approvisionnement, devrait renforcer la sécurité nationale. Toutefois, en novembre 2022, CNN a annoncé que, lors d’une conférence de presse, Morris Chang, le fondateur de TSMC, avait déclaré que le coût de fabrication des puces serait 55 % plus élevé aux États-Unis qu’à Taïwan.

Un autre obstacle important est la pénurie de talents. Après avoir externalisé et délocalisé le processus de transformation des plaquettes de silicium en circuits électroniques à grande échelle en Asie, les États-Unis manquent de travailleurs qualifiés pour construire, exploiter et faire fonctionner les nouvelles usines. La pénurie de travailleurs pourrait entraîner une hausse des coûts de main-d’œuvre ou une production au ralenti des usines. L’entrée en production de l’une des nouvelles usines de TSMC en Arizona a dû être repoussée d’un an, pour 2025, à cause de plusieurs difficultés, principalement un manque de travailleurs qualifiés.

En étroite collaboration avec les sociétés de semi-conducteurs, les universités et les collèges communautaires créent de nouveaux domaines d’études pour régler ces problèmes de dotation en personnel, y compris des programmes courts de premier et de deuxième cycles universitaires avec des expériences pratiques menant vers un diplôme dans le domaine des semi-conducteurs. TSMC pourrait aussi mandater certains de ses propres techniciens de Taïwan pour former son personnel américain.

L’industrie espère que les pénuries de personnel diminueront petit à petit, à mesure de l’augmentation de la main-d’œuvre qualifiée.

Maintenir une longueur d’avance grâce à des restrictions

La politique des États-Unis en matière de semi-conducteurs ne repose pas uniquement sur des subventions aux procédés manufacturiers locaux. Elle ambitionne également de freiner les efforts chinois de développement des puces de pointe, afin que les États-Unis puissent conserver leur supériorité technologique. Les États-Unis craignent tout particulièrement que la Chine mette au point une technologie qui pourrait lui donner un avantage militaire. Washington a fermé certaines voies qui permettaient à la Chine de progresser sur le plan technologique. En 2022, l’administration Biden a interdit l’exportation de toutes les puces et de tout le matériel de pointe destinés aux sociétés chinoises pour des raisons de sécurité nationale. Elle a également exercé des pressions sur ses alliés, comme les Pays-Bas et le Japon, pour qu’ils lui emboîtent le pas. Le gouvernement néerlandais, qui avait déjà restreint les exportations des semi-conducteurs les plus avancés vers la Chine en 2019, a élargi l’éventail des technologies assujetties à des contrôles à l’exportation. En octobre 2023, les États-Unis ont resserré davantage leurs restrictions à l’exportation pour y inclure les puces d’intelligence artificielle de pointe.

La Chine a riposté en imposant des contrôles à l’exportation sur le gallium et le germanium, deux minéraux essentiels utilisés dans les semi-conducteurs haut de gamme. La Chine est le plus grand producteur de ces terres rares, à hauteur de 90 % et 60 % de la production mondiale respectivement.

Il est probable que les restrictions américaines sur l’exportation de puces avancées ont incité la Chine à renforcer son industrie intérieure des semi-conducteurs. Après tout, les États-Unis pourraient élargir leurs restrictions pour y inclure des technologies moins avancées, ce qui se traduirait pour la Chine par des difficultés pour maintenir et entretenir ses capacités en matière de semi-conducteurs. Les sociétés chinoises, encouragées par un financement public abondant, ont donc redoublé d’efforts pour mettre au point leurs propres versions de technologies de puces importées des États-Unis, dans le but de limiter l’incidence des restrictions américaines.

La Chine pourrait avoir trouvé dans les fonderies utilisant la technologie américaine un moyen de contourner l’interdiction des États-Unis sur les exportations de puces de pointe. Il a été récemment révélé que les géants technologiques chinois Huawei et SMIC semblent avoir été en mesure de fabriquer des puces de 7 nanomètres (nm), seulement deux générations derrière les nœuds de 3 nm de TSMC et de Samsung.

Positionnement pour la relocalisation du secteur manufacturier des semi-conducteurs

L’augmentation des investissements dans le secteur des semi-conducteurs se produit à un moment où il y a surabondance de puces. Cette situation est typique de ce secteur, bien connu pour sa nature cyclique. La construction et la mise en service d’une usine peuvent prendre quelques années, de sorte que la demande peut ne plus être aussi forte au moment du lancement de la production qu’au moment où la décision de construire a été prise. Les cycles de vie des semi-conducteurs ont tendance à être courts en raison de l’innovation technologique, en particulier en ce qui concerne les produits de pointe. Les nouvelles subventions et les nouveaux investissements en faveur des relocalisations alimentent le cycle actuel. L’offre est stimulée au moment même où les États-Unis réduisent les ventes de puces et de matériel avancé à la Chine. Ces ventes ne seront pas faciles à remplacer, car la Chine est le deuxième plus grand marché pour de nombreuses sociétés américaines. Par exemple, elle représentait un peu plus d’un trimestre de revenus en 2022 pour NVIDIA et Intel.

Toutefois, une fois ces difficultés surmontées, les nouvelles applications, comme l’intelligence artificielle, et l’utilisation accrue des puces dans l’ensemble des secteurs économiques devraient permettre au secteur des semi-conducteurs de croître d’environ 5 % d’ici 2030, selon nous. Le secteur devrait profiter d’une croissance à long terme, en dépit de la persistance de certains éléments cycliques (sensibles à l’économie).

Les fabricants de matériel de semi-conducteurs évoluent également de manière cyclique, mais ils profitent de commandes en attente beaucoup plus nombreuses et d’un solide carnet de commandes, compte tenu de la construction de nouvelles usines dans le contexte de relocalisation. Si les tensions géopolitiques s’intensifient autour de Taïwan, ce segment pourrait offrir une couverture utile. Il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas entièrement à l’abri du risque géopolitique. À la suite de la publication de rapports indiquant que les États-Unis limiteraient les exportations de matériel de semi-conducteurs vers la Chine, les cours des actions des fabricants d’outils américains, dont un tiers des ventes sont chinoises, ont été corrigés en conséquence. Toutefois, les solides carnets de commandes offrent une certaine protection, et les cours boursiers se sont redressés depuis.

En ce qui concerne les fabricants de semi-conducteurs asiatiques, le gestionnaire de portefeuille de RBC BlueBay Asset Management Marchés émergents, Guido Giammattei, a indiqué que leurs rendements pourraient être dilués par le rendement plus faible des placements en dehors de Taïwan et de la Chine. Selon lui, les répercussions seraient minimes, car les nouvelles dépenses en immobilisations et les capacités connexes seront graduelles et relativement modestes. Par exemple, les usines américaines de TSMC pourraient produire 600 000 plaquettes par année, comparativement à une capacité totale de quelque 15 millions de plaquettes par année. Dans une large mesure, l’incidence de la nouvelle capacité sur les rendements se reflète déjà dans les valorisations actuelles du secteur, selon lui.

De plus, M. Giammattei estime que la stratégie d’assouplissement de la chaîne d’approvisionnement du gouvernement des États-Unis devrait favoriser d’autres relocalisations dans des pays de l’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam, la Thaïlande et la Malaisie, en raison des politiques favorables de la région, de la compétitivité des coûts et des liens avec les centres manufacturiers existants. Les relocalisations à proximité représentent également pour le Mexique une occasion unique d’élargir son rôle économique en devenant le principal fournisseur en Amérique du Nord.

Dans l’ensemble, le secteur des semi-conducteurs attend un point d’entrée cyclique favorable, qui pourrait être retardé par une possible récession à l’horizon. Toutefois, compte tenu des perspectives de nouvelles applications, d’augmentation du contenu des puces et de hausse des commandes de matériel de semi-conducteurs, dans un contexte de soutien gouvernemental et de complexité technologique croissante, nous pensons que les investisseurs devraient se tourner vers ce secteur spécialisé pour les portefeuilles d’actions mondiales, notamment en raison de la nécessité pour les gouvernements de moins dépendre de l’offre taïwanaise, les tensions autour de Taïwan étant susceptibles de s’intensifier sporadiquement.

Avec la contribution de Nishad Subramaniam, CA, CFA, analyste principal, Technologies et industries, RBC Brewin Dolphin.


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