Une croissance fondée sur une base étroite

Analyse
Perspectives

Les tendances économiques à long terme ont rendu l’économie américaine de plus en plus tributaire des dépenses des ménages à revenu élevé. Nous analysons les répercussions potentielles sur la stabilité économique et sur les décisions de politique monétaire de la Réserve fédérale.

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20 novembre 2025

Par Atul Bhatia, CFA

La période de reprise qui a suivi la pandémie a été marquée par une vague de programmes de relance mis en place par les gouvernements du monde entier. Aux États-Unis, ces mesures comprenaient la réduction des taux d’intérêt à zéro, l’octroi de prêts-subventions aux propriétaires d’entreprise et la distribution d’un soutien direct aux ménages. Bien que certains de ces programmes aient eu des équivalents lors de la crise financière mondiale, beaucoup étaient effectivement sans précédent à l’époque moderne. Cette force d’action combinée a largement permis de contrer le ralentissement économique, mais la reprise qui a suivi a été inégale. Après la pandémie, la situation des ménages à revenu élevé s’est nettement améliorée, tandis que celle des ménages à faible revenu a stagné ou s’est relativement détériorée.

Certains analystes se sont cantonnés à la période post-pandémie pour étudier ce phénomène, mais nous croyons que cette approche est beaucoup trop limitée. Le clivage économique aux États-Unis n’a pas commencé il y a cinq ans. Il s’agit plutôt d’un processus qui s’étend sur plusieurs décennies et qui a, de fait, créé une économie à deux vitesses. Les ménages à revenu élevé propulsent de plus en plus l’économie et en récoltent les bénéfices, tandis que les ménages à faible revenu et les nouveaux ménages voient leurs perspectives se restreindre.

Cette évolution soulève des enjeux qui sont pour la plupart de nature sociale et politique, mais elle présente également des défis pour les investisseurs. Elle rend l’économie américaine moins résiliente, plus vulnérable aux chocs et pourrait créer un besoin structurel d’un dollar plus faible. Toute instabilité sociale qui en découlerait pourrait également avoir des répercussions sur les investisseurs, par le biais de programmes ou de politiques populistes visant à favoriser certains segments de revenu au détriment d’autres.

Qui achète ?

La composante la plus importante de l’économie américaine est, de loin, la consommation des ménages, qui représente généralement près de trois fois plus d’activité économique que les dépenses publiques ou les investissements des entreprises. De plus en plus, cette consommation provient de la tranche supérieure de 10 % des ménages, mesurée par le revenu. Au deuxième trimestre de 2025, les consommateurs de cette catégorie représentaient un peu moins de la moitié de l’ensemble des dépenses des ménages, contre un peu plus du tiers au début des années 1990. Autrement dit, 10 % des ménages expliquaient 34 % de l’activité économique totale aux États-Unis.

Il n’est pas surprenant, selon nous, que la tranche supérieure de 20 % mesurée par le revenu détient, directement ou indirectement, 90 % des placements en actions, et que l’augmentation de la consommation coïncide avec les sommets historiques des indices boursiers américains.

De toute évidence, la demande de près d’un tiers des biens produits aux États-Unis dépend d’une très petite fraction de la population, dont le comportement en matière de consommation est presque certainement influencé, au moins en partie, par le rendement du marché boursier. Étant donné la nature circulaire de cette relation – les cours boursiers alimentant la demande, qui influence les bénéfices des sociétés et conduit à une nouvelle hausse des cours –, même un changement relativement modeste des habitudes de consommation pourrait avoir d’importantes répercussions sur l’économie dans son ensemble et sur le rendement des actions au niveau mondial.

Comment nous en sommes arrivés là

Il existe plusieurs façons d’analyser l’évolution du pouvoir d’achat entre les différentes tranches de revenu :

  • Changements dans le budget fédéral : Des déductions fiscales plus importantes et une politique budgétaire expansionniste ont procuré des avantages économiques, directs et indirects, aux ménages fortunés disposant de portefeuilles de placement substantiels.
  • Baisse de l’importance relative des salaires : Si l’on considère le PIB sous l’angle des revenus, la part de la main-d’œuvre dans la production nationale connaît un déclin depuis 2001. Pour les personnes dépourvues de revenus de placement, cela se traduit par une diminution relative de leur participation à l’économie.
  • Politique monétaire d’après-crise : Dans la foulée de la crise financière mondiale, des pays du monde entier ont maintenu les taux d’intérêt à des niveaux artificiellement bas. Cette politique visait à soutenir les prix des actifs, ainsi que les banques et les investisseurs confrontés à d’importantes dépréciations de prêts en défaut, et elle a largement porté ses fruits. Cependant, la hausse des prix des actifs a rendu plus coûteux pour les travailleurs à revenu limité l’achat d’une maison ou la constitution d’un portefeuille d’épargne.
  • Avantages technologiques : La disparité des revenus s’est accentuée parallèlement à des changements révolutionnaires, tels que l’essor d’Internet et l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) pratique. Les multiples retombées de ces innovations majeures pour leurs créateurs ont eu tendance à accentuer les inégalités.

En fin de compte, nous estimons que c’est la combinaison de l’innovation technologique et des faibles taux d’intérêt qui a généré des gains significatifs pour l’économie américaine, et que les décisions gouvernementales ont contribué à orienter la majorité de ces bénéfices vers les ménages à revenu élevé.

La façon dont on perçoit ce résultat dépend souvent de la perspective politique, et des personnes raisonnables peuvent certes ne pas s’entendre sur le caractère souhaitable de l’inégalité des revenus et sur la pertinence de mesures politiques visant à la réduire. Ce qui ne fait toutefois aucun doute, c’est que l’inégalité économique aux États-Unis se situe aujourd’hui près des niveaux les plus élevés depuis le début de la tenue des registres, il y a près de 60 ans.

Pas d’accès à la propriété

Selon nous, la manière la plus efficace de mettre fin à la stagnation actuelle de la mobilité économique serait de faire passer les ménages tributaires des salaires dans la catégorie des investisseurs. C’est malheureusement plus facile à dire qu’à faire, en raison des changements intervenus dans les conditions initiales. Par exemple, bien que les salaires moyens aient augmenté de 77 % depuis 2007, les loyers ont progressé de 90 % au cours de la même période. Cette inflation relative des loyers de 13 % pèse lourdement sur l’économie américaine, d’autant plus que le taux d’épargne global n’est que de 4,6 % du revenu disponible. Si l’on ajoute à cela l’inflation des prix des aliments et la hausse générale du coût de la vie – sans oublier l’incidence de l’endettement élevé des étudiants –, la réalité mathématique montre que les jeunes ménages ne peuvent épargner qu’une somme très limitée. On pourrait soutenir que contracter un prêt étudiant est un choix volontaire, mais cela ne change pas le fait que se nourrir et se loger sont des besoins fondamentaux.

Historiquement, l’accession à la propriété a été la principale voie de constitution de patrimoine pour les ménages américains. En l’absence d’un changement de politique, toutefois, il est difficile d’envisager que le faible niveau d’épargne et les prix élevés de l’immobilier permettent à la prochaine génération d’Américains de bénéficier du même accès à la propriété que les baby-boomers. Cela resterait vrai même si les taux hypothécaires baissaient par rapport aux niveaux actuels.

La sécurité d’abord – mais comment ?

Une base étroite de croissance économique pourrait avoir d’importantes répercussions pour la Réserve fédérale.

Traditionnellement, la banque centrale américaine réduit les taux d’intérêt pour stimuler les investissements et l’embauche, en partant du principe que la consommation des nouveaux employés entraînera un cercle vertueux d’expansion économique. Aujourd’hui, toutefois, les arguments en faveur de ce type d’assouplissement – même s’ils subsistent – paraissent moins convaincants.

À présent, le levier monétaire le plus accessible semble être les prix des actifs, sur lesquels la Fed agit par deux voies connexes. La première consiste à réduire les taux d’intérêt à long terme, ce qui augmente la valeur actuelle des flux de trésorerie futurs. L’autre passe par la dépréciation de la monnaie : des baisses de taux qui affaiblissent le dollar. Un taux d’actualisation plus faible et une monnaie affaiblie tendent à faire monter les prix des actions et de l’immobilier, ce qui stimule à son tour les dépenses dites liées à l’effet de richesse chez les détenteurs de portefeuilles de placement importants.

À notre avis, ce type de cadre politique comporte trois conséquences majeures :

  • Premièrement, il repose fortement sur les taux d’intérêt à long terme. La Fed ne peut pas les contrôler directement en ajustant ses taux directeurs à court terme ; elle pourrait donc devoir recourir à des outils moins conventionnels, comme les achats d’obligations.
  • Deuxièmement, la dépréciation monétaire se joue à deux. D’autres pays pourraient ne pas accepter des mesures qui profitent aux États-Unis au détriment des producteurs étrangers. Les guerres de devises peuvent être problématiques dans plusieurs dimensions du commerce et des relations internationales.
  • Enfin, la Fed a un pouvoir d’action limité. À moins d’adopter des taux d’intérêt négatifs, qui comportent leur propre lot de problèmes, la Fed se heurte à la borne zéro. Une fois cette limite atteinte, nous pensons que les États-Unis devront soit générer une croissance réelle, soit faire face à un ajustement potentiellement difficile.

Il est important de noter qu’il existe plusieurs façons d’interpréter les ajustements de la politique monétaire de la Fed. L’une consiste à voir la politique monétaire comme un moyen de soutenir les prix des actifs, comme décrit ci-dessus. L’autre s’inscrit dans le cadre du mandat de plein emploi de la Fed. Dans cette optique, la Fed ne chercherait pas à cibler directement l’indice S&P 500 ou les prix de l’immobilier. Elle reconnaîtrait plutôt que la baisse des cours boursiers pourrait nuire à la consommation, à la croissance économique et, ultimement, à l’emploi, et chercherait donc à en atténuer les effets.

Quelle que soit l’optique adoptée pour ce type de décision de politique, nous sommes d’avis que le principal point à retenir est que plus la banque centrale soutient longtemps les prix des actifs, plus il est douloureux de mettre fin à cette dynamique.

Défis connexes, fardeaux partagés

Selon notre analyse de la conjoncture économique aux États-Unis, nous identifions une série de défis interreliés : une dette qui croît à un rythme insoutenable, une économie à deux vitesses, et une croissance économique qui semble de plus en plus dépendre des dépenses des ménages à revenu élevé, en recul constant, ainsi que d’un affaiblissement du dollar. En fin de compte, nous croyons que ces défis peuvent être surmontés, mais cela nécessitera une certaine unité politique et un dialogue rationnel sur le partage des responsabilités. Même si un tel scénario peut sembler lointain, nous pensons qu’à terme, les faits et la réalité économique imposeront cette discussion. Autrement dit, si quelque chose ne peut pas durer, cela ne durera pas ; mais plus nous attendons, plus l’ajustement risque d’être coûteux.


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