Transformation énergétique : possibilités et réalités

Investissement durable
Perspectives

La transition pourrait représenter un virage économique important, mais les investisseurs ne doivent pas perdre de vue le chemin à parcourir pour se rendre jusque là.

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1 Décembre 2021

Kelly Bogdanova
Vice-présidente et analyste de portefeuille
Services-conseils en gestion de portefeuille – États-Unis

La transformation énergétique progresse tandis que pays, métropoles, sociétés et organisations multilatérales se fixent des objectifs ambitieux de réduction du carbone.

Certains experts sont d’avis que l’atteinte de ces objectifs se traduirait par la plus grosse mobilisation industrielle jamais vécue en temps de paix – et à l’échelle mondiale. Les accords internationaux visent à réduire les émissions mondiales de carbone de 30 % d’ici 2030 et à atteindre la carboneutralité ou presque d’ici 2050 dans la plupart des pays, l’objectif ultime étant de limiter la hausse de la température moyenne de la planète à 1,5 °C au cours du siècle par rapport aux niveaux préindustriels.

Une telle transformation pourrait nécessiter un imposant virage économique qui bousculerait de nombreux secteurs et qui pourrait être aussi important que la révolution industrielle de la fin du 19e siècle et que la révolution technologique de la deuxième moitié du 20e siècle, voire plus important encore.

Nous sommes assez certains que cette transition fera naître des occasions pour les investisseurs. Nous pensons qu’elle sera très avantageuse à moyen et à long terme pour les entreprises qui participent à la construction d’infrastructures de plusieurs billions de dollars dans maintes industries. Il s’agit d’un thème de placement majeur qui, selon nos prévisions, attirera des capitaux des investisseurs individuels et institutionnels.

Toutefois, il faut tenir compte des aspects pratiques et des défis associés à la transformation du système actuel, basé sur l’énergie dérivée des combustibles fossiles, en un système plus propre, avancé et sobre en carbone. C’est pourquoi nous pensons que la transition devra être équilibrée : d’une part, il faudra s’attaquer sérieusement aux changements climatiques ; de l’autre, il faudra assurer la croissance économique et veiller au bien-être de la population.

Un prix exorbitant

La transformation énergétique a d’énormes exigences en ce qui concerne les infrastructures et les minéraux, d’autant plus qu’elle a lieu en même temps que le virage numérique de l’économie, très gourmand en électricité.

D’après les estimations de William Nordhaus, professeur à l’Université Yale ayant reçu le prix Nobel d’économie en 2018, le monde aura besoin de 100 000 à 300 000 milliards de dollars de nouveaux capitaux pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050. « De plus, une grande part de ces nouveaux capitaux devra se présenter sous forme de technologies qui n’ont pas encore été éprouvées ou qui ne sont pas encore bien maîtrisées. Il faut presser la recherche et le développement si l’on veut y arriver », écrivait-il en octobre 2021 dans le Foreign Affairs.

Les dépenses en immobilisations seraient effectuées par les gouvernements et l’industrie, de même que par d’autres segments du secteur privé.

Selon BloombergNEF (BNEF), une société de recherche qui s’intéresse exclusivement à la transition énergétique, les dépenses consacrées aux infrastructures énergétiques et autres pourraient se situer entre 94 000 et 175 000 milliards de dollars au cours des 30 prochaines années.

BNEF propose trois scénarios qui s’appuient sur différentes technologies de décarbonisation et font donc varier le coût à l’intérieur de cette large fourchette. Si l’on devait privilégier les sources d’énergie renouvelables (éolienne et solaire) et l’hydrogène (le scénario « vert » de BNEF), la facture s’élèverait à 161 000 milliards de dollars. Dans le scénario « rouge », une importante part de l’énergie serait produite au moyen de réacteurs nucléaires de pointe à faibles émissions de carbone (une solution prônée par certains pays) et de l’hydrogène, en plus des sources d’énergie renouvelables. Les infrastructures coûteraient alors 138 000 milliards de dollars. Le scénario « gris » est le moins coûteux (environ 96 000 milliards de dollars) ; il prévoit l’utilisation de sources d’énergie renouvelables, mais donne un rôle plus important à l’utilisation combinée du gaz naturel et d’autres combustibles fossiles, ainsi qu’au captage et au stockage du carbone, par rapport aux deux autres scénarios.

Estimation de la somme à investir dans les infrastructures énergétiques d’ici 2050 selon trois scénarios

Scénario vert

Énergie renouvelable et hydrogène : 161 000 milliards $

Graphique : scénario vert.
  • Production d’électricité : 19 %
  • Stockage dans des batteries : 1 %
  • Réseau électrique : 15 %
  • Production d’hydrogène : 22 %
  • Stockage d’hydrogène : 24 %
  • Transport d’hydrogène : 10 %
  • Charbon, pétrole et gaz naturel : 9 %
  • Captage et stockage du carbone : 0 %

Scénario rouge

Énergie nucléaire et hydrogène : 138 000 milliards $

Graphique : Scénario rouge.
  • Production d’électricité : 35 %
  • Stockage dans des batteries : 2 %
  • Réseau électrique : 18 %
  • Production d’hydrogène : 16 %
  • Stockage d’hydrogène : 12 %
  • Transport d’hydrogène : 5 %
  • Charbon, pétrole et gaz naturel : 11 %
  • Captage et stockage du carbone : 0 %

Scénario gris

Gaz naturel et captage du carbone : 96 000 milliards $

Graphique : scénario gris.
  • Production d’électricité : 32 %
  • Stockage dans des batteries : 2 %
  • Réseau électrique : 23 %
  • Production d’hydrogène : 1 %
  • Stockage d’hydrogène : 7 %
  • Transport d’hydrogène : 1 %
  • Charbon, pétrole et gaz naturel : 20 %
  • Captage et stockage du carbone : 15 %

Source : BloombergNEF, New Energy Outlook 2021. Là où les données d’origine sont incluses dans une fourchette, les graphiques utilisent la valeur médiane pour chaque catégorie d’investissement

Peu importe le ou les chemins empruntés, BNEF estime qu’il faudra investir au moins deux fois plus dans l’énergie et les infrastructures à l’échelle mondiale d’ici 30 ans : on passerait donc de 1 700 milliards de dollars par année à une moyenne annuelle de 3 100 à 5 800 milliards.

Il peut être difficile d’imaginer des sommes aussi élevées que celles-là. On pourrait donc illustrer l’ampleur de cette transformation et des occasions qu’elle représente pour les investisseurs à l’aide d’exemples de moindre envergure, présentés par secteurs.

  • Aux États-Unis, 20 % de l’électricité est produite au moyen de sources renouvelables à l’heure actuelle. Pour atteindre son objectif de 80 % d’ici 2035, le pays devra au moins tripler cette capacité, c’est-à-dire l’augmenter de quelque 55 gigawatts (GW) par année. Or, les États-Unis n’ont jamais réussi à accroître leur capacité de production à partir de sources renouvelables de plus de 15 GW dans une année donnée.
  • La société-conseil McKinsey fait remarquer que la transformation énergétique ne se limite pas aux secteurs de l’énergie et de l’électricité. Selon elle, un grand nombre de secteurs clés pourraient participer à la décarbonisation au cours des dix prochaines années, dont ceux des transports, de l’agriculture, et de la construction d’immeubles et de logements.

Le chemin à parcourir jusque là

Les possibilités s’accompagnent aussi de réalités et de défis. William Nordhaus souligne que l’écart entre aspirations et politiques est énorme. Les objectifs de réduction du carbone ont beau être ambitieux, ils ne cadrent pas avec les étapes qui ont été proposées pour les atteindre.

Par exemple, M. Nordhaus croit que l’étape la plus importante pour réaliser les objectifs climatiques est d’attribuer un prix de marché aux émissions de dioxyde de carbone et d’autres gaz à effet de serre. Il affirme que le prix du carbone doit être élevé, et être semblable dans tous les secteurs et les pays, afin de changer le comportement de millions d’entreprises et de milliards de clients. En ce moment, le marché de la tarification et de l’échange de droits d’émission de carbone n’en est qu’à ses balbutiements et présente de grandes disparités d’une région à l’autre. M. Nordhaus est d’avis que les mécanismes actuels ne sont pas adéquats.

Dans un article publié en avril 2020, McKinsey affirme qu’il est possible de décarboniser l’économie à grande échelle, mais que l’équation pour y arriver est terrifiante. La société ajoute qu’il faut prendre des mesures substantielles sans tarder : « Nos scénarios indiquent que les émissions de carbone doivent diminuer radicalement dans les dix prochaines années. Si la planète ne se dote pas d’un plan d’action exhaustif à court terme, elle risque de rater la trajectoire de 1,5 °C… Tous les pans de l’économie doivent réduire le carbone. »

Les analystes s’entendent généralement sur le fait que d’importants virages économiques, commerciaux et sociétaux seront nécessaires pour atteindre les objectifs de décarbonisation. Cela dit, nous pensons que les investisseurs devraient tenir compte de certains défis d’ordre pratique :

Les gens protègent leur porte-monnaie avant tout

La société acceptera-t-elle les changements de mode de vie qui pourraient être nécessaires à la réduction du carbone, surtout si, pour y parvenir, les ménages doivent engager des frais supplémentaires ou restreindre leur consommation et que des perturbations sont possibles de temps à autre ? Selon plusieurs sondages, les habitants de nombreux pays appuient massivement les solutions proposées pour atténuer les effets des changements climatiques et accorder la priorité aux sources d’énergie de remplacement. C’est le cas notamment aux États-Unis, comme on peut le voir dans le graphique du Pew Research Center, à la page suivante.

Les Américains favorables à diverses politiques de réduction du carbone

Pourcentage d’adultes américains qui appuient les propositions ci-dessous visant à atténuer les effets des changements climatiques

Le graphique à barres montre le pourcentage d’adultes américains qui appuient les propositions suivantes pour atténuer les effets des changements climatiques.
Proposition pour atténuer les effets des changements climatiques Pourcentage d’adultes américains
Planter environ 1 000 milliards d’arbres pour absorber les émissions de carbone 90 %
Offrir un crédit d’impôt aux entreprises qui permettent le captage et le stockage du carbone 84 %
Restreindre davantage les émissions de carbone des centrales électriques 80 %
Accorder la priorité à la mise en valeur de sources d’énergie de remplacement 79 %
Imposer les sociétés en fonction de leurs émissions de carbone 73 %
Renforcer les normes de rendement énergétique appliquées aux voitures 71 %

Source : Pew Research Center, sondage mené du 29 avril au 5 mai 2020. Les personnes qui ont donné d’autres réponses ou qui n’ont pas répondu ne sont pas incluses

Toutefois, au bout du compte, ce n’est pas tout le monde qui est prêt à payer de sa poche. D’après un vaste sondage mené récemment en Suisse par des médias du pays, la plupart des citoyens suisses sont peu enclins, voire pas du tout, à payer plus pour le chauffage, le carburant et les déplacements par avion afin de réduire les émissions de carbone de façon notable. En France, le mouvement des « gilets jaunes » qui a commencé en 2018 est né en partie pour protester contre une hausse des taxes sur le carburant, ce qui donne à penser que des segments de la population pourraient s’opposer aux initiatives de réduction du carbone si elles devaient nuire aux finances des ménages ou aux possibilités d’emploi.

L’aspect géopolitique entre en ligne de compte

Les pays qui entretiennent une méfiance saine l’un envers l’autre ou qui se considèrent comme étant des rivaux (ou pire) vont-ils faire de la transformation énergétique un outil d’influence géopolitique ou géoéconomique, ou encore un outil punitif pour imposer des restrictions, des sanctions ou des tarifs douaniers ? Les objectifs de réduction du carbone inclus de fait dans les accords internationaux supposent que les pays rivaux vont au moins coordonner leurs politiques énergétiques et industrielles de manière souple et cohérente pendant plusieurs dizaines d’années. Ce sont des objectifs louables, mais l’histoire indique que ce sera difficile à réaliser.

La transition pourrait être cahoteuse

La crise de l’énergie qui sévit en Europe et en Asie est révélatrice. Les causes fondamentales de cette crise sont variées : citons notamment l’augmentation inhabituelle de la demande d’énergie et de produits manufacturés qui a découlé des fermetures liées à la COVID-19 en 2020. Toutefois, les flambées de prix du gaz naturel et du charbon observées dans ces régions sont étroitement liées à des facteurs de la transition énergétique.

  • Les problèmes croissants de l’Europe : La transition vers des sources d’énergie propres avance plus rapidement en Europe que dans les autres régions. Le Royaume-Uni et l’Union européenne dépendent de plus en plus de l’énergie renouvelable, surtout l’énergie éolienne (comme le veut leur objectif). Or, leurs infrastructures ne sont pas encore suffisantes pour fournir de l’énergie renouvelable en continu et à faible coût, surtout quand la météo ne coopère pas comme ce fut le cas en 2021. Qui plus est, ils n’ont pas de réseaux adéquats où s’approvisionner en sources d’énergie d’appoint. Les prix du gaz naturel ont monté en flèche dans la région, car la quantité d’électricité produite au moyen de sources renouvelables a été inférieure aux attentes et le temps froid a entraîné une baisse des stocks au début de 2021. De plus, pour des raisons ayant principalement trait à la géopolitique, les structures de l’Union européenne ont empêché le gaz naturel de la Russie de passer dans le nouveau gazoduc Nord Stream 2, d’abord à destination de l’Allemagne, puis vers d’autres pays européens. Enfin, le gaz naturel liquéfié qui devait être importé des États-Unis a plutôt été envoyé en Asie, où il a été vendu à un prix supérieur.
  • Les ambitions de la Chine se heurtent à la réalité : En Chine, les prix du charbon ont bondi après une hausse de la demande attribuable au temps froid du début de 2021 ainsi qu’une croissance de la demande de biens à l’échelle mondiale, sans compter les restrictions appliquées au charbon de l’Australie à cause d’un conflit géopolitique. D’autres événements ont contribué à cette augmentation : les catastrophes naturelles subies par les provinces extractrices de charbon, la sécheresse qui a touché une importante région productrice d’hydroélectricité, et le ralentissement de croissance de la production d’énergie solaire en raison de la météo. Tout cela s’est produit alors que plus du tiers des sociétés extractrices de charbon au pays sont disparues en six ans, la Chine souhaitant améliorer la qualité de l’air et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour tenter de régler ces problèmes de prix et de demande, et pour essayer de faire baisser la consommation d’électricité conformément à ses cibles, le gouvernement chinois a imposé des restrictions aux usines, et certaines villes ont subi des pannes intermittentes. À long terme, l’objectif de la Chine est de réduire la production d’électricité tirée du charbon et d’accroître considérablement sa capacité de production d’énergie nucléaire et d’énergie renouvelable sobre en carbone. Toutefois, les infrastructures nécessaires ne seront pas construites avant plusieurs années.

L’expérience de la Chine et de l’Europe montre à quel point la transition vers la carboneutralité et une économie fondée sur l’énergie propre ne se fera pas nécessairement en douceur. Nous pensons que nombre de pays auront des obstacles à franchir sur leur chemin.

Un marathon, pas un sprint

Malgré les défis et les incertitudes, nous croyons que la transformation énergétique pourrait avantager les entreprises qui participent à la construction des infrastructures dans une foule de secteurs et à l’extraction des ressources associées à une économie verte et numérique. Et même si l’on ne dépense pas autant que les billions de dollars estimés par BNEF, William Nordhaus et d’autres experts, les changements seront tels qu’ils pourraient révolutionner plusieurs pans de l’économie mondiale. À notre avis, ce sera un thème de placement important à l’avenir.

Pour le moment, nous privilégions les occasions qui devraient se présenter sur le marché au cours des cinq ou dix prochaines années et qui ne sont pas tributaires d’importantes subventions gouvernementales coordonnées à long terme ou d’investissements du secteur privé n’ayant pas encore été conçus ou attribués, ou susceptibles de ne pas se concrétiser entièrement.

Bien que les actions de sociétés qui participent à la transition énergétique et les fonds négociés en bourse qui regroupent ces sociétés puissent être de bonnes idées de placement, nous recommandons aux investisseurs d’envisager également les fonds communs de placement et les gestionnaires d’actifs qui se spécialisent dans ce domaine. Nous sommes dans un marathon de plusieurs décennies, pas un sprint. Nous pensons qu’au fil du temps, l’avantage ira aux gestionnaires de portefeuille qui suivent la transformation attentivement afin de rester au fait des occasions à court et à moyen terme, tout en gardant une vision à long terme.


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