Dédollarisation : le dollar est-il mis en doute ?

Analyse
Perspectives

À l’heure où les pays du monde se réorganisent pour s’aligner sur la démondialisation, nous nous penchons sur les difficultés de supplanter la domination du dollar et nous nous demandons si le billet vert a de véritables rivaux.

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4 octobre 2023

Par Alan Robinson

La série « Un monde fragmenté : risques et occasions à l’aube de la démondialisation » de RBC Gestion de patrimoine explore la tendance à la démondialisation et des ramifications de cette tendance pour les investisseurs, les économies et les marchés financiers.

Points clés

  • Le dollar américain (le « dollar ») est la monnaie de réserve du monde entier et l’épine dorsale de l’infrastructure mondiale des paiements.
  • Les pays qui font face à des restrictions quant à l’utilisation de ce système en raison de sanctions souhaiteraient une solution de rechange.
  • Si le dollar américain devait être remplacé, les États-Unis perdraient de nombreux avantages qui découlent du statut de monnaie de réserve du dollar.
  • L’ancrage du dollar dans le secteur de la finance mondiale, conjugué aux objectifs politiques contradictoires de ses détracteurs, donne à penser qu’un remplacement fonctionnel est peu probable.

Le puissant billet vert règne en tant que monnaie de réserve mondiale depuis au moins l’abandon de l’étalon-or dans les années 1970, et probablement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le dollar est également la monnaie dominante dans le monde pour les transactions de biens et de services entre les pays et les blocs commerciaux. La monnaie a consolidé son statut avec le développement d’une infrastructure mondiale de paiements pendant cette période – en termes simples, il est difficile pour les pays et les multinationales de se priver du système fondé sur le dollar américain.

Toutefois, l’abandon rapide des accords de libéralisation du commerce au profit d’un monde protectionniste multipolaire remet le statut du dollar sur le devant de la scène. Les sanctions imposées à la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine en 2022 ont énervé les régimes autoritaires partout dans le monde, car ils se sont rendu compte qu’il y avait peu de solutions de rechange au dollar mondial.

Cette situation a fait naître l’idée de la dédollarisation – soit l’objectif de créer un concurrent pour le dollar en tant que monnaie de réserve et système de voie rapide pour les transactions mondiales.

Nous examinons les entraves à la réduction de l’importance du dollar et de ses infrastructures mondiales connexes et soutenons que le « privilège exorbitant » du dollar en tant que monnaie de réserve et système de paiement ne laisse que peu de place aux réels concurrents.

Plus ça change, plus c’est pareil

L’angoisse récente à l’égard du dollar n’a rien de nouveau. Par le passé, l’idée que le dollar devrait être remplacé en tant que monnaie de réserve a refait surface lorsqu’un ou plusieurs événements sont survenus. Ce débat est souvent déclenché lorsqu’il y a un changement dans la tendance à long terme de l’évaluation du dollar par rapport à d’autres monnaies, en particulier lorsque le dollar cesse de s’apprécier et se met à se déprécier. La politique partisane aux États-Unis peut aussi jouer un rôle, surtout si le dysfonctionnement politique et les problèmes budgétaires entraînent une révision à la baisse de la cote de crédit du pays. L’intensification des tensions géopolitiques et les changements générationnels dans l’ordre mondial ont tendance à attiser le débat et, finalement, l’évolution rapide des technologies peut ouvrir la porte aux rivaux du dollar. À notre avis, ces quatre facteurs sont en jeu en ce moment.

Est-ce le début d’un nouveau marché baissier pour le dollar? Il est trop tôt pour le dire

Indice du dollar américain pondéré en fonction des échanges (DXY)

Indice du dollar américain pondéré en fonction des échanges (DXY)

Graphique linéaire montrant la valeur de l’indice du dollar pondéré en fonction des échanges sur quatre cycles distincts d’une durée moyenne de 9 ans marqués par des fluctuations de l’ordre de 40 % à 60 %. Le dernier cycle haussier pourrait avoir pris fin en 2022 après 11 ans.

Sources : Gestion de patrimoine RBC, FactSet; données mensuelles de janvier 1985 à septembre 2023

Qu’est-ce que la dédollarisation?

La dédollarisation est le processus visant à réduire la dépendance du monde au dollar en tant que principale monnaie de réserve et monnaie transactionnelle pour le commerce international. Cela pourrait se produire naturellement, alors que la technologie et la croissance mondiale offrent plus de solutions de rechange au dollar, mais certains pays pourraient vouloir accélérer le processus pour profiter de leur avantage géopolitique.

Selon le Fonds monétaire international (FMI), le dollar représentait 59 % des réserves de change mondiales à la fin du premier trimestre de 2023, en baisse par rapport à plus de 70 % en 2001, mais bien au-dessus de l’euro, qui est à environ 20 %, et du yen japonais, qui compte pour environ 5 % des réserves de change. De plus, ces parts des réserves n’ont pas vraiment changé depuis le début de la guerre en Ukraine et les sanctions financières du département du Trésor américain contre la Russie.

Candidats vs prétendants : aucun changement important dans les monnaies de réserve mondiales

Parts des réserves mondiales détenues dans les grandes monnaies

Parts des réserves mondiales détenues dans les grandes monnaies

Graphique linéaire montrant le pourcentage des réserves de change mondiales détenues dans les grandes monnaies, du premier trimestre de 2022 au deuxième trimestre de 2023. Il y a eu peu de changements d’un trimestre à l’autre au cours de cette période. Le changement le plus notable est la diminution de la part du dollar américain du troisième trimestre de 2022 au quatrième trimestre de 2022 (de 60,1 % à environ 58,6 %) et une augmentation correspondante de l’euro (de 19,5 % à 20,4 %) et, dans une moindre mesure, de la livre sterling. Les pourcentages les plus récents sont les suivants : dollar américain, 58,9 %; euro, 20,0 %; yen japonais, 5,4 %; livre sterling britannique, 4,9 %; yuan chinois, 2,5 %; dollar australien, 2,0 %; dollar canadien, 2,5 %; autres monnaies, 4,0 %.

  • Dollar américain (USD)
  • Euro (EUR)
  • Yen japonais (JPY)
  • Livre sterling britannique (GBP)
  • Yuan chinois (CNY)
  • Dollar canadien (CAD)
  • Dollar australien (AUD)
  • Autres

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Banque mondiale; données en date du 29 septembre 2023

Quelle monnaie pourrait remplacer le dollar comme monnaie de réserve? Les deux plus grands concurrents, soit l’euro et le yen, ont accru leur part des réserves, mais pas autant que les pertes du dollar. Et même si la Chine aimerait que son renminbi détrône le dollar, la part de cette monnaie des réserves mondiales demeure dérisoire, à 2,5 %, même si certains régimes autoritaires semblent de plus en plus attirés par cette monnaie. Par exemple, la Russie détient actuellement environ le tiers de toutes les réserves en monnaie chinoise.

Nous ne pensons pas qu’une seule monnaie soit positionnée pour remplacer le dollar dans le système mondial de réserves. Nous nous attendons plutôt à une diversification graduelle parmi les monnaies des nombreux pays développés d’Asie et du reste du monde. Les monnaies des marchés émergents devront probablement attendre que la communauté financière ait suffisamment confiance dans la solidité des économies des marchés émergents.

Bien entendu, la comptabilité officielle des réserves ne témoigne pas de ce qui se passe dans les coulisses. Après le premier trimestre de 2023, les marchés obligataires américains et chinois ont divergé : les taux des obligations du Trésor américain ont augmenté, les investisseurs ayant vendu ces obligations, et les taux des obligations d’État chinoises ont évolué dans la direction opposée, les acheteurs ayant augmenté leurs achats.

La divergence des taux est-elle un signe de dédollarisation? Pas si vite

Taux des obligations d’État de référence à 10 ans aux États-Unis et en Chine

Taux des obligations d’État de référence à 10 ans aux États-Unis et en
          Chine

Graphique linéaire montrant les taux quotidiens des obligations d’État à 10 ans aux États-Unis et en Chine, avec un graphique à barres supplémentaire indiquant l’écart des taux. Les taux des titres américains ont monté après le premier trimestre de 2023 et ceux de la Chine ont baissé, l’écart étant passé de 41 points de base vers le début d’avril à 189 points de base vers la fin de septembre.

  • États-Unis (à gauche)
  • Chine (à gauche)
  • Écart (points de base, à droite)

Sources : RBC Gestion de patrimoine, FactSet; taux de clôture quotidiens, du 31 décembre 2022 au 28 septembre 2023

Cette divergence a coïncidé avec les inquiétudes grandissantes exprimées dans les médias financiers, notamment Bloomberg, voulant que certains fonds souverains aient échangé leurs réserves en dollars contre de la monnaie chinoise. Nous pensons qu’il y a une explication plus simple. Cette divergence est le résultat de différences importantes entre les deux économies. La vigueur du marché de l’emploi et la résilience de la consommation aux États-Unis ont maintenu l’inflation à un niveau trop élevé pour que les porteurs d’obligations demeurent à l’aise. Alors qu’en Chine, les problèmes immobiliers et la faible croissance de l’économie ont incité les autorités de ce pays à maintenir les taux d’intérêt bas.

Excusez-moi, votre « privilège exorbitant » dépasse

Selon nous, le dollar ne risque pas de perdre son statut de monnaie de réserve dans un avenir prévisible. Ce point de vue sera bien accueilli par les décideurs américains, car ce statut comporte de nombreux avantages. Ces avantages sont aussi connus sous le nom de « privilège exorbitant », terme créé par le ministre des Finances français Valéry Giscard d’Estaing dans les années 1960.

L’un des avantages est la forte demande internationale pour les obligations du Trésor américain. Cette demande permet au gouvernement américain d’émettre davantage de titres de créance, à des taux plus bas, que si le dollar perdait son statut. Pourquoi la demande d’obligations américaines est-elle si forte? Parce que les pays étrangers ont besoin d’un marché d’actifs liquides substantiel pour conserver leurs réserves.

Le plus important compte d’épargne au monde?

Part des titres de créance du Trésor américain détenus à l’étranger, par pays ou région

Part des titres de créance du Trésor américain détenus à l’étranger, par pays ou région

Graphique à barres montrant le pourcentage des titres de créance fédéraux américains détenus à l’étranger, par pays et par région. Le principal détenteur étranger est l’Union européenne (21,6 %), suivie du Japon (14,5 %) et de la Chine (13,4 %). Les autres détenteurs étrangers sont : autres pays asiatiques, 9 %; Royaume-Uni, 8,7 %; tous les autres, 9,5 %; Amérique latine, 5,4 %; Suisse, 3,9 %; Îles Caïmans, 3,9 %; Canada, 3,8 %; Moyen-Orient, 3,3 % et Inde, 3,0 %.

Sources : RBC Gestion de patrimoine, département du Trésor américain; données en date d’août 2023

La valeur de la monnaie elle-même constitue un autre avantage. La demande étrangère pour le dollar réduit la valeur des autres monnaies et, par conséquent, fait en sorte que, en dollars, les importations sont bon marché pour les consommateurs américains. Par ailleurs, les exportateurs étrangers sont payés pour leurs marchandises en dollars américains, lesquels sont ensuite investis dans des obligations du Trésor; ainsi, le cycle se poursuit.

Il serait donc naturel que les banques centrales d’autres pays envient ce privilège. Mais ces avantages s’accompagnent aussi de responsabilités. Le statut de monnaie de réserve exige une monnaie entièrement convertible et un taux de change variable déterminé par les marchés financiers. Ces exigences ne conviennent pas à certains dirigeants de banques centrales étrangères qui préfèrent garder le contrôle de leur monnaie – voilà une autre raison qui explique la rareté de candidats comme solution de rechange au dollar comme monnaie de réserve.

Cette souplesse du dollar consolide son statut de monnaie de réserve. Elle lui permet d’éponger les excès ailleurs dans le monde. À l’heure actuelle, il y a une surabondance d’épargne à l’extérieur des États-Unis, et très peu de ces économies excédentaires sont placées dans une monnaie autre que le dollar.

Ne résistez pas au système

Ce n’est pas seulement le statut de monnaie de réserve que lorgnent les partisans de la dédollarisation. Certains pays se méfient de la dépendance du monde au dollar dans l’infrastructure mondiale des paiements. La facilité avec laquelle les États-Unis et leurs partenaires des pays développés ont été en mesure de mettre en œuvre des gels d’actifs et des sanctions contre la Russie pour son invasion de l’Ukraine a retenu l’attention de certains pays qui craignent d’être un jour exclus du système.

Au cours de la dernière année, plusieurs pays ont diversifié les systèmes de paiement qu’ils utilisent pour le commerce des biens, dans le but de créer une solution de rechange à l’hégémonie du dollar dans le commerce mondial.

Parmi les exemples qui ont fait beaucoup de bruit, notons la Russie et l’Iran qui acceptent le renminbi chinois pour leurs ventes de pétrole. L’Inde a également accru son utilisation de la monnaie chinoise, et les autorités à Pékin prétendent que la moitié de leurs paiements transfrontaliers sont maintenant effectués en renminbi. Il s’agit d’une conséquence naturelle de la progression de l’économie chinoise dans la chaîne de valeur, mais il est important de noter que, malgré ces progrès, le renminbi ne représente toujours que 2 % des opérations commerciales transfrontalières mondiales et 4 % des opérations de change.

Cela s’explique par le fait que l’écosystème des paiements en dollars offre des avantages, qui ont été cultivés pendant des générations, que d’autres monnaies ne peuvent pas offrir. Mentionnons la facilité de mobiliser des capitaux en dollars et les marchés substantiels de produits dérivés qui permettent aux négociateurs mondiaux de réaliser des opérations de couverture aisément. Par conséquent, même s’il existe une demande pour des solutions de rechange au système de paiement en dollars, les options pratiques resteront probablement peu nombreuses, selon nous.

Le dollar américain domine le monde des changes

Volume des opérations de change mondiales, par monnaie

Volume des opérations de change mondiales, par monnaie

Graphique à barres montrant les parts du volume de change, selon les monnaies. Le dollar américain est la monnaie la plus négociée; le dollar est utilisé dans 44,2 % des transactions mondiales. L’euro vient au deuxième rang avec une part de 15,3 %. Les autres monnaies indiquées sur le graphique sont les suivantes : JPY, 8,3 %; GBP, 6,4 %; CNY, 3,5 %; AUD, 3,2 %; CAD, 3,1 %; CHF, 2,6 %, et les autres monnaies, 13,3 %.

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Banque des règlements internationaux; données au 31 décembre 2022

Les BRICS – un bloc parmi tant d’autres

L’expansion de la zone BRICS des pays en développement (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) annoncée lors du sommet annuel du bloc en août 2023 a attiré l’attention des partisans de la dédollarisation, en particulier compte tenu des discussions sur la possibilité de créer un panier de devises ou une autre option que le dollar.

Cependant, nous sommes d’avis que les tensions géopolitiques au sein même du groupe BRICS+, en plus de la réticence de certains membres à renoncer à la souveraineté de leur propre monnaie, rendent peu probable l’avènement d’un nouveau bloc monétaire. Selon nous, les avantages pour les membres du BRICS+ découlent de leur capacité à ménager la chèvre et le chou en ce qui a trait aux relations internationales en contexte de démondialisation et à accroître les échanges commerciaux et les investissements entre les pays. Toute nouvelle infrastructure financière du bloc BRICS aurait vraisemblablement une portée limitée; elle serait plutôt tributaire de l’architecture financière mondiale existante, du moins dans un avenir prévisible.

Veuillez consulter ce bref commentaire pour en savoir plus sur notre point de vue quant à l’expansion du groupe des BRICS.

Les rapports sur la fin du dollar exagèrent grandement

Nous estimons que la multiplication des appels à l’amenuisement du statut du billet vert en tant que monnaie de réserve et moyen de commerce est une conséquence normale de la tendance à long terme vers la démondialisation, car l’affaiblissement démographique et l’intensification du nationalisme créent des dissensions sur la scène géopolitique mondiale.

Cependant, comme l’infrastructure du dollar est profondément ancrée dans les marchés financiers et le commerce mondial, il serait difficile, selon nous, pour les monnaies non traditionnelles de croquer une part importante du rôle du dollar sur la scène mondiale. Nous nous attendons à ce que l’idée de la dédollarisation continue de faire les manchettes, mais qu’elle ne modifie pas de façon importante le statu quo au cours des prochaines années.


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